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Page:Taine - Les Origines de la France contemporaine, t. 10, 1904.djvu/298

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LE RÉGIME MODERNE


d’année en année, vont croissant, calculez l’étendue de la marge sur laquelle, en face du texte légal qui statue à propos des personnes et des choses en général, le préfet statue à son tour à propos des personnes et des choses en particulier. Sur cette marge qui lui appartient, il écrit à sa volonté tantôt des tolérances et complaisances, exemptions, dispenses et congés, allègements ou décharges d’impôt, secours et subventions, préférences et gratifications, nominations et avancements, tantôt des disgrâces, rigueurs et poursuites, destitutions et passe-droits. En chaque cas, pour guider sa main, c’est-à-dire pour faire tomber toutes les faveurs d’un côté et toutes les défaveurs de l’autre, il a des informateurs spéciaux et des solliciteurs impérieux, qui sont les jacobins de l’endroit ; s’il n’est pas retenu par un très vif sentiment de la justice distributive et par un très grand souci du bien public, il leur résiste à peine, et le plus souvent, quand il prend la plume, c’est pour écrire sous la dictée de ses collaborateurs jacobins.

Ainsi l’institution de l’an VIII a dévié et n’atteint plus son objet. Envoyé jadis dans le département comme un pacier du moyen âge, imposé d’en haut, étranger aux passions du lieu, indépendant, qualifié et préparé pour son office, le préfet, pendant cinquante ans, a pu rester, à l’ordinaire, le ministre impartial de la loi et de l’équité, maintenir chacun dans son droit et exiger de chacun son dû, sans tenir compte des opinions et sans faire acception de personnes. Aujourd’hui, il doit se faire le