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Page:Taine - Voyage en Italie, t. 1, 1874.djvu/38

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Promenade dans Rome de dix heures à minuit.


Les rues sont presque désertes, et le spectacle est grandiose, tragique comme les dessins de Piranèse. Très-peu de lumières ; il n’y en a que juste ce qu’il faut pour montrer les grandes formes et faire ressortir l’obscurité. Les saletés, les dégradations, les mauvaises odeurs ont disparu. La lune luit dans un ciel sans nuages, et l’air vif, le silence, la sensation de l’inconnu, tout excite et secoue.

Cela est grand, voilà l’idée qui revient sans cesse. Rien de mesquin, de commun ou de plat : il n’y a pas de rue ni d’édifice qui n’ait son caractère, un caractère tranché et fort. Aucune règle uniforme et comprimante n’est venue niveler et discipliner ces bâtisses. Chacune a poussé à sa guise sans se soucier des autres, et leur pêle-mêle est beau comme le désordre de l’atelier d’un grand artiste.

La colonne Antonine dresse son fût dans la nuit claire, et autour d’elle les solides palais s’asseyent fortement, sans lourdeur. Celui du fond, avec ses vingt arcades éclairées et ses deux larges baies rondes toutes luisantes, semble une arabesque de lumière, quelque étrange féerie qui flamboie dans l’ombre.

La fontaine de la piazza Navone ruisselle magnifiquement dans le silence, et ses eaux jaillissantes renvoient en cent mille reflets les clartés de la lune. Sous cette lumière qui vacille, dans l’ondoiement incessant, les statues colossales semblent vivantes ; l’apparence théâ-