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Page:Tarde - L’Opposition universelle, Alcan, 1897.djvu/421

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et, endormies, paralysées par cette persuasion énervante, les volontés, qui pourraient se roidir encore sur la pente du gouffre, cèdent au vertige, comme des canotiers qui descendraient en chantant sur des barques de plaisance le courant du Niagara en amont de sa chute.

Or, non seulement il n’est pas prouvé que la catastrophe partout prédite encore plus que maudite, de moins en moins redoutée à mesure qu’elle semble approcher, sera l’enfantement de la félicité universelle, mais il est certain au contraire que le bénéfice le plus clair de cet effondrement de notre civilisation serait un prodigieux recul vers la barbarie. D’abord, est-il le moins du monde probable que l’effet immédiat de la guerre des classes soit la victoire des déshérités les plus malheureux sur les privilégiés les plus indignes, et, par suite, un progrès de la justice distributive ? Nullement. Dans la complication des événements, comme en toute suite un peu prolongée de discordes civiles, les partis se segmenteront, et dans chacun d’eux se produiront des conspirations, des alliances secrètes, toutes sortes de perfidies qui s’entrelaceront aux cruautés pour en redoubler l’horreur. Pendant la guerre de Cent ans, pendant les guerres de religion, on ne savait plus, disent les chroniques, à qui se fier ; les habiles changeaient de parti d’un jour à l’autre suivant les péripéties de la lutte, et, finalement, c’étaient les bons, les francs, les justes, qui étaient spoliés et immolés, pendant que les fripons

    stabilité relative et passagère ; et cette attente non moins trompeuse que les autres, a, non moins que les autres, pesé d’un poids considérable dans la détermination pratique des hommes de ces temps paisibles, comme dans les méditations et les systèmes de leurs penseurs.