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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume I.djvu/257

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à sept ans, avec Louis-Philippe pour tuteur et régent, sur le trône que lui laissait l’abdication de Charles X, ce règne d’un demi-siècle aurait probablement épargné à la France bien des catastrophes, et on le voit fort bien nous donnant l’équivalent de ce que fut pour l’Angleterre le long règne de Victoria. Au lieu de prolonger en bienfait sur la France le sourire de la fortune qui avait rayonné sur son berceau, il parut en 1870 comme la réserve et l’achèvement de notre mauvais destin. Sa vie fut prolongée le temps nécessaire pour empêcher la monarchie, pour en éloigner le sang vivant et vigoureux des Orléans. Comme Charles II d’Espagne, il figure un de ces poids morts, qui ne peuvent rien faire qu’empêcher et que susciter sur le chemin de la France comme des blocs tristes de fatalité.

M. Maurras songe-t-il à l’histoire politique, lorsqu’au début d’Anthinea, passant, en route vers la Grèce, près des îles Éoliennes, il évoque la venue d’Ulysse chez le maître des vents ? Éole, ayant fêté Ulysse un mois dans son île lui remit, au départ, les vents enfermés dans une outre en peau de bœuf. Mais quand « par l’imprudence et le pauvre esprit de ses compagnons, Ulysse revint, fouetté de nouvelles tempêtes, éprouvé de nouveaux revers, Éole n’eut que de l’horreur : « Va-t’-en, s’écria-t-il du plus loin qu’il l’eût aperçu, fuis au plus vite de cette île, ô le plus méchant de tous les mortels. Il ne m’est pas permis ni de recevoir ni d’abriter un homme que les dieux immortels ont déclaré leur ennemi. Va, fuis, puisque tu viens dans mon palais chargé de leur haine et de leur colère. » Ulysse qui trouvait Éole inhumain ne l’accusa pas d’injustice. Le plus sage et le plus patient des hommes savait qu’il convient de ne pas être trop malheureux. C’est une espèce de devoir. Qui se sent trahi par les dieux et rejeté de la fortune n’a qu’à disparaître du monde auquel il ne s’adapte plus. Ulysse, il est vrai, persista, et le héros supérieur aux circonstances par la sagesse éleva son triomphe sur l’inimitié du destin[1]. » Ainsi la race royale, trahie par l’imprudence et le pauvre esprit de mauvais compagnons, a représenté depuis Louis XIV une série lamentable de destinées en butte à la colère des dieux. Sortis de l’outre dont elle était la gardienne, les vents ont brisé le vaisseau qu’elle menait et blessé les passagers téméraires. L’histoire devant ce grand naufrage ne peut que s’émouvoir de tristesse et de pitié. N’était-il pas naturel que des sentiments pareils à ceux d’Ulysse pénétrassent dans ces cœurs, et que l’enfant du miracle, baptisé par

  1. Anthinea, p. 7.