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Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/223

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LE MONDE QUI DURE

rapport est naturel, du point de vue de ce que Mach et Poincaré appellent le principe d’économie. « Un rapport n’est rien en dehors de l’intelligence qui rapporte. L’univers ne peut donc être un système de lois que si les phénomènes passent à travers le filtre d’une intelligence[1]. » Pour Spinoza et Leibnitz cette intelligence, en même temps qu’elle relie les choses, les explique entièrement et fonde leur matérialité. Kant arrive au même résultat avec une grande économie d’effort : l’intelligence humaine lui suffit, une intelligence humaine impersonnelle dont le rôle principal est « de donner à l’ensemble de notre science un caractère relatif et humain, bien que d’une humanité déjà quelque peu divinisée ».

Quant à la métaphysique, « elle se réduit à la possibilité de deux attitudes opposées de l’esprit humain devant tous les grands problèmes… Elle vit et meurt d’antinomies ». Le kantisme est donc, comme le platonisme, un type de la philosophie naturelle à l’esprit humain, et, comme le cartésianisme, une théorie de la science fondée sur la métaphysique universelle. Mais pour M. Bergson la mathématique universelle, si elle est possible, figure une catégorie de l’action.

Dans cette vue vigoureuse, mais partielle, du kantisme, M. Bergson est surtout préoccupé de marquer les différences de cette doctrine d’avec la sienne. Lorsqu’il signale dans le kantisme les éléments qui auraient donné naissance à une philosophie bergsonienne ou bergsonisante, c’est bien sur l’Esthétique Transcendentale qu’il insiste. Une des clefs de la Critique de la Raison pure consiste en la distinction anticartésienne de la sensibilité et de l’entendement, de la matière et de la forme. La sensibilité « frayait la voie à une philosophie nouvelle, qui se fût installée dans la matière extra-intellectuelle de la connaissance par un effort suprême d’intuition[2] ». Mais Kant n’admettait qu’une intuition sensible, c’est-à-dire infra-intellectuelle, parce que pour lui la science était une. Si la réflexion sur la réalité psychique nous amène à reconnaître que la science du psychique est différente par nature de celle du physique, qu’elle implique une intuition supra-intellectuelle, alors « une prise de possession de l’esprit par lui-même est possible, et non plus seulement une connaissance extérieure et phénoménale. Bien plus : si nous avons une intuition de ce genre,

  1. Évolution Créatrice, p. 385.
  2. Id., p. 387.