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Page:Tourgueniev-Le Rêve.djvu/20

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tard, et vous parlerez au patron. » Je sortis dans la rue ; la porte se referma sur moi, brusquement et d’un seul coup.

Je pris bien note de la maison, de la rue et m’en allai, mais non pas chez nous. Je ressentais comme une sorte de désenchantement. Tout ce qui m’était arrivé jusqu’à présent avait été si étrange, et voilà que ça se terminait d’une façon si bête ! J’aurais juré que, si j’étais entré dans la maison, j’aurais retrouvé la chambre connue, et au beau milieu d’elle, mon père le baron, en robe de chambre et la pipe à la bouche, tel que je l’avais vu tant de fois en rêve. Au lieu de cela, le maître de la maison est un menuisier ; on peut le visiter aussi souvent qu’on veut ; on peut même lui commander des meubles.

Et mon père qui est parti pour l’Amérique ! Que me reste-t-il à faire maintenant ? Faut-il tout raconter à ma mère, ou bien enterrer pour jamais jusqu’au souvenir de cette rencontre ? Non, non ; décidément je ne puis me réconcilier avec un dénoûment si plat et si vulgaire. Je ne veux pas retourner à la maison. Et je m’en allai sans savoir où, mais hors de la ville.

XIII

Je marchais, tête basse, sans pensées, presque sans impressions, tout replié en moi-même. Un bruit, à intervalles réguliers, sourd et grondeur, me fit sortir de ma rêverie. Je levai la tête. C’était la mer ; elle était là à quelque cinq cents pas. Je m’aperçus que je marchais sur le sable de la dune. Toute mise en branle encore après l’orage de la nuit, la mer moutonnait jusqu’à l’horizon. Les crêtes retroussées des longues vagues venaient tour à tour se briser sur le rivage aplati. Je m’approchai et me mis à suivre la longue trace que le flux et le reflux dessinent sur le sable rayé, tout parsemé de débris de grasses plantes marines, de coquilles et de ces minces ru-