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Page:Tourgueniev-Le Rêve.djvu/21

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bans d’algues semblables à des serpents. Des mouettes aux ailes pointues, portées par le vent, arrivaient en poussant des cris plaintifs, des vastes profondeurs de l’air ; elles s’élevaient, blanches comme des flocons de neige, sur le fond gris des nuages, tombaient brusquement, puis comme bondissant d’une vague à l’autre, s’éloignaient de nouveau et disparaissaient en étincelles d’argent dans les rainures de l’écume bouillonnante.

Je remarquai pourtant que quelques-unes de ces mouettes voletaient obstinément au-dessus d’une petite roche qui s’élevait solitaire au milieu de la nappe monotone des monticules de sable. De gros joncs d’un vert sale poussaient en touffes inégales d’un côté de la roche, et là où leurs tiges emmêlées sortaient du sable humide, il me sembla distinguer quelque chose de noir, d’arrondi, d’allongé, mais pas trop grand. Je regardai obstinément : un objet sombre était étendu là, immobile, près de la roche ; et plus j’approchais, plus cet objet prenait une forme distincte. Je n’en étais plus qu’à une trentaine de pas.

— Mais ce sont les contours d’un corps humain ! c’est un cadavre ! c’est un noyé que la mer a jeté là !

Je m’approchai de la roche… C’était le cadavre du baron, de mon père.

Je restai frappé de stupeur, et je compris enfin que depuis le matin j’étais au pouvoir d’une force mystérieuse qui me menait comme elle voulait. Pendant quelques instants, il se fit dans mon âme comme un grand vide. Le mugissement incessant de la mer et une terreur muette devant la destinée qui s’était emparée de moi : voilà les seules impressions que je ressentais.

XIV

Le cadavre était couché sur le dos, un peu tourné sur le côté, la main gauche rejetée derrière la tête, et la droite repliée sur le