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Page:Tourgueniev-Le Rêve.djvu/22

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corps. Les pieds, dont les bouts se cachaient sous la vase, étaient chaussés de grosses bottes de matelot. Une vareuse en drap bleu, toute saturée de sel et luisante, était encore boutonnée ; un mouchoir rouge entourait le cou d’un nœud épais ; le visage bronzé et tourné vers le ciel, semblait rire… Sous la lèvre supérieure, légèrement retroussée, se voyaient nombre de petites dents serrés ; les prunelles ternes de ses yeux à demi fermés se distinguaient à peine du blanc, couleur de plomb ; ses cheveux tout souillés, couverts de bulles d’écume, s’étaient éparpillés sur le sable autour de sa tête, et découvraient son front lisse, que traversait la trace bleuâtre de la cicatrice ; le nez, pincé et blanchâtre, se dressait comme un bec entre les joues creusées.

La tempête de la nuit dernière avait fait sa besogne ; il n’avait pas revu l’Amérique ! L’homme qui avait odieusement outragé ma mère, qui avait empoisonné sa vie, mon père… je ne pouvais en douter… était là, étendu impuissant, dans la vase, à mes pieds. Ce que j’éprouvais en ce moment, c’était un sentiment de vengeance satisfaite, de compassion, d’horreur et surtout de terreur, au souvenir du passé et à la vue du présent. Ces sentiments méchants et criminels dont j’ai déjà parlé, ces élans inexplicables, semblaient m’étouffer. Ah ! pensais-je, voilà pourquoi je suis ainsi, voilà quel sang parle en moi. Je restai immobile près du cadavre, comme attendant si ces prunelles blêmes, si ces lèvres livides ne remueraient pas. Non ; rien ne bouge, pas même les joncs où l’a enveloppé le flux des vagues. Les mouettes elles-mêmes ont disparu, pas un agrès, pas une planche, pas un fragment de quoi que ce soit… le vide partout. Lui, moi et la mer qui gronde au loin.

Je regardai involontairement en arrière. Le vide aussi. Une rangée de collines basses et nues à l’horizon, voilà tout.

Il était affreux pourtant de laisser ce misérable dans cette morne solitude, empêtré