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Page:Tourgueniev-Le Rêve.djvu/23

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dans la vase gluante, en proie aux oiseaux et aux poissons. Une voix intérieure me criait que je devais aller chercher des aides, non pour lui porter un secours inutile, du moins pour le ramasser et le transporter sous un toit humain. Mais un effroi indicible vint me saisir. Il me sembla que cet homme mort savait que j’étais là, qu’il avait arrangé lui-même cette dernière rencontre. Je crus même entendre ce sourd marmottement déjà connu de moi. Je bondis en arrière, j’allais fuir, et pourtant je jetai un dernier regard. Quelque chose de brillant frappa mes yeux ; c’était un cercle d’or sur un des doigts de la main qu’il avait rejetée derrière sa tête. Je reconnus l’anneau nuptial de ma mère. Jamais je n’ai pu oublier la violence que je me fis pour revenir sur mes pas, et l’attouchement collant de cette main froide, et les efforts que, tout haletant, fermant les yeux, serrant les dents, je fis pour arracher du doigt cette bague obstinée.

Je la tiens enfin ; je me sauve comme un fou, comme si quelqu’un m’eût poursuivi sur mes talons.

XV

Tout ce que je venais d’éprouver s’était sans doute gravé sur mon visage, car, dès que j’entrai dans la chambre à coucher de ma mère, elle se dressa sur son séant et me jeta un regard un regard si interrogateur, si irrésistible, qu’après quelques essais de vaines explications, je finis par lui tendre son anneau nuptial. Ma mère pâlit affreusement ; ses yeux se dilatèrent et devinrent comme morts, pareils à ceux de l’autre. Elle poussa un faible cri, saisit l’anneau, et tombant sur ma poitrine, la tête renversée, elle continua à me dévorer du regard fixe de ses yeux, toujours grands et morts. Je l’entourai de mes deux bras, et debout, lentement, d’une voix basse, je lui racontai tout, sans rien cacher, mon rêve, ma rencontre… tout enfin.