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Page:Tourgueniev-Le Rêve.djvu/24

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Elle m’avait écouté jusqu’au bout sans proférer une seule parole ; seulement sa respiration devenait plus rapide. Puis elle rougit, ses yeux ranimés se baissèrent ; elle mit la bague à son doigt, et s’éloignant en silence, alla prendre son chapeau et sa mantille.

— Ma mère !… où allez-vous ? lui demandai-je ?

Elle leva sur moi un regard qui semblait étonné de ma question ; elle essaya de me répondre, mais sa voix la trahit. Alors elle se frotta les mains comme pour se réchauffer, et me dit enfin :

— Allons… à l’instant… là-bas.

— Où voulez-vous aller ?

— Où il est, lui. Je veux le voir. Oh ! je le reconnaîtrai.

J’essayai d’abord de la dissuader ; mais, en voyant l’excitation nerveuse qui l’agitait, je reconnus qu’il était impossible de s’opposer à son désir. Et nous partîmes.

XVI

Voilà que de nouveau je foule le sable de la dune ; pas seul, cette fois. Je conduis ma mère. Le flot s’est retiré ; la mer se calme, mais son bruit, même affaibli, est encore sinistre et menaçant. Voici qu’enfin se montre à nous la roche solitaire, voici les joncs qui l’entourent. Je m’efforce de distinguer cet objet arrondi et noirâtre étendu sur la vase. Je ne vois rien. Nous approchons. Je ralentis involontairement le pas… Où est-il donc, lui ? Les seules tiges des joncs s’élèvent tristes et sombres par-dessus le sable déjà séché. Nous sommes devant la roche. Le cadavre n’y est plus, et seulement sur la place où il était couché, on peut distinguer par de légers creux la place du corps, des pieds et des mains. Tout autour, les joncs semblaient froissés, et l’on apercevait les pas d’un seul homme. Ces traces traversaient le sable de la dune et se perdaient dans les galets du rivage.