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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/279

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l’ancien état de choses ne soutenait plus rien, immobile et déjà tout branlant, comme nos vastes marais de mousse : il ne surnageait que la grande parole de « liberté, » prononcée par le tzar, comme jadis l’esprit de Dieu était porté sur les eaux. Il fallait par-dessus tout avoir de la patience, et de la patience moins passive qu’agissante, persistante, et ne reculant pas même devant la ruse. Cela fut doublement pénible pour Litvinof dans la disposition d’esprit où il se trouvait. Il avait peu d’attrait pour la vie… comment en aurait-il eu pour le travail ?

Une année s’écoula, la seconde la suivit, une troisième était déjà entamée. La grande pensée de l’émancipation commençait à produire ses fruits, à passer dans les mœurs ; on apercevait le germe de la semence jetée, et ce germe ne pouvait plus être foulé par l’ennemi découvert ou secret. Quoique Litvinof finît par donner à demi-récolte aux paysans la plus grande partie de sa terre, ce qui était revenir à la culture primitive, il eut cependant quelques succès : il rétablit sa fabrique, créa une petite ferme avec cinq ouvriers libres, après en avoir changé une quarantaine, éteignit ses plus grosses dettes. Ses forces lui revinrent : il recommença à ressembler à ce qu’il était auparavant. À la vérité, un profond sentiment de tristesse ne le quittait jamais ; il menait un genre de vie qui n’était pas de son âge ; il s’était enfermé dans un cercle étroit et avait renoncé à toutes ses relations, mais il n’avait plus cette insouciance mortelle : il marchait et agissait au milieu des vi-