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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/43

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un citron, de petits poils noirs sur sa lèvre plate et des yeux si brillants, qu’ils semblaient prêts à sauter de sa tête, puis un gros individu qui se tenait courbé dans un coin.

— Eh bien, chère Matrena Semenovna, dit Goubaref en se tournant vers cette dame, et ne trouvant pas nécessaire probablement de lui présenter Litvinof, qu’aviez-vous commencé à nous raconter ?

La dame (elle s’appelait madame Soukhantchikof ; c’était une veuve sans enfants et sans fortune, qui depuis deux ans transportait ses pénates d’un pays dans un autre) reprit aussitôt son récit avec une singulière volubilité :

— Eh bien, il se présente chez le prince, et lui dit : « Excellence, vous êtes en situation de pouvoir soulager ma détresse ; daignez prendre en considération la pureté de mes intentions. Peut-on, dans notre siècle, poursuivre quelqu’un pour ses convictions sincères ? » Or, que pensez-vous qu’a fait le prince, cet homme d’État si civilisé, si haut placé ?

— Qu’a-t-il fait ? demanda Goubaref en allumant d’un air rêveur une cigarette.

La dame se redressa et étendant sa main osseuse : — Il appelle son laquais et lui dit : « Ôte tout de suite à cet homme sa redingote, et prends-la ; je t’en fais cadeau. »

— Et le laquais l’ôta ? demanda Bambaéf en frappant des mains.