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Page:Tourgueniev - Fumée.djvu/80

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qu’elle était devenue toute autre, le surprit par des saillies républicaines (il vénérait à cette époque Robespierre et n’osait pas condamner tout à fait Marat), et, une semaine après, il savait qu’il était aimé. Oui, il se souvint longtemps de ce premier jour, mais il n’oublia pas non plus ceux qui le suivirent, dans lesquels, s’efforçant de douter et craignant de croire, il voyait croître et s’avancer irrésistiblement ce bonheur inattendu. Vous vîntes alors, instants du premier amour qui ne peuvent pas et ne doivent pas être répétés dans une seule et même vie. Irène était subitement devenue douce comme un agneau, flexible comme de la cire et d’une égalité parfaite d’humeur ; elle se mit à donner à ses jeunes sœurs des leçons non de piano — elle n’était pas musicienne — mais de français et d’anglais ; elle lisait avec elles, s’intéressait au ménage ; tout l’amusait et l’occupait ; tantôt elle bavardait comme une petite pie, tantôt elle s’enfonçait dans une muette méditation ; elle faisait mille plans, se lançait dans des suppositions infinies sur ce qu’elle ferait quand elle se marierait à Litvinof (ils ne doutaient pas que cette union ne se réalisât) : « Nous travaillerons à deux, lui soufflait Litvinof. — Oui, nous travaillerons, répétait Irène, nous lirons… mais surtout nous voyagerons. » Elle souhaitait principalement de quitter au plus vite Moscou, et lorsque Litvinof lui faisait observer qu’il n’avait pas achevé son cours à l’Université, elle répondait chaque fois, après avoir réfléchi un