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modes. Mais je voudrais bien qu’on examinât si, en cas que tous les objets du monde lussent verts, on n’aurait pas eu la même raison de prendre la verdeur pour substance.

XIV et XV. 1o Dans cet article-ci, je ferai la critique de presque toute la suite de l’ouvrage. Et ce que je vais dire, je l’emprunte de l’abbé Trublet. C’est l’idée d’être en général, et non celle de substance, qui répond à ce qu’il y a d’uniforme, non dans les perceptions, mais dans les objets ; c’est l’idée de moi qui est la seule chose uniforme dans les perceptions. Si les hommes s’étaient formé l’idée de substance, comme le dit Maupertuis, s’ils entendaient par substance la partie uniforme des perceptions, ils seraient tous spinosistes. Mais c’est tout le contraire, et l’idée de substance suppose une existence déterminée et singulière ; de plus, si les hommes avaient toujours considéré leurs perceptions comme fait ici Maupertuis, indépendamment de leurs objets, ils n’auraient jamais eu l’idée de substance, ou plutôt elle se serait confondue avec le sentiment de leur existence propre ; mais naturellement portés à supposer hors d’eux-mêmes un objet de leurs perceptions, tous leurs sens et tous les raisonnements qu’ils ont pu faire sur leurs sens les ont conduits à la même opinion : je ne crois pas nécessaire de prouver cela, et je vais examiner la génération de l’idée de substance comme je la conçois.

Plusieurs perceptions du même objet variant entre elles, et leurs variétés paraissant venir d’un changement de l’objet indépendant de nous, on conçut que l’objet existant hors de nous pouvait recevoir quelques changements, et cependant rester le même quant à son existence. Ce que l’on conçoit ainsi dans l’objet existant indépendamment des changements, on l’appela, par une métaphore naturelle, substantia, subjectum, substratum, etc. ; et les changements qui survenaient à l’objet, on les appela, à cause de cela même, accidents ; ou, parce qu’ils déterminaient un certain état de l’objet, on leur donna le nom de qualités, de modes, de manières d’être.

De là les différentes questions sur les substances qu’il faut distinguer soigneusement. On demande d’un arbre, par exemple, est-il une substance ou un mode ? Alors, en supposant l’existence des objets hors de nous, l’on considère l’objet total, et l’on ne saurait se tromper en répondant que c’est une substance ; car le mot de substance est un nom que les hommes ont donné à l’objet existant hors d’eux auquel se rapportent leurs différentes perceptions. Tous les hommes sont d’accord là-dessus, et Spinosa n’a fait que changer la signification des mots ; il a inventé un langage plutôt qu’un système nouveau.

On fait une question plus difficile. On demande, dans tel ou tel objet, quelle est la substance ? qu’est-ce qui existe indépendamment de tous les changements ? La réponse à cette question, qui dépend du plus ou moins de connaissance que l’on a de l’objet en lui-même, a varié selon que les lumières ont varié. On a bientôt vu que les figures, la couleur, etc., n’étaient pas la substance ; et quand la couleur serait la même dans tous les corps, le tact nous aurait bien appris que l’on peut séparer l’idée du corps d’avec celle de la couleur. Les cartésiens, voyant qu’on ne pouvait dépouiller les corps de l’étendue, en ont conclu que c’était en cela que consistait la substance des corps. Il est clair que ce qui est étendu est substance ; mais est-ce l’étendue qui est la substance ? ou n’est-elle pas elle-même le résultat de plusieurs substances, comme le veulent les leibnitiens ? et qu’est-ce qui fait que les monades de Leibnitz sont substances ? C’est ce que nous ne pouvons sa-