Page:Villey - Les Sources et l’évolution des Essais de Montaigne, tome 1.djvu/16

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- 6 — cet héritage, c’est la morale. A aucune des préoccupations pratiques, il n’est resté étranger ; tout ce qui concerne l’homme, voilà principalement ce qui l’intéresse dans les trésors de l’antiquité, mais par-dessus tout ce qui concerne l’homme privé. Son lot véritable, dans ce large mouvement, a été d’acclimater la morale payenne en France. Son originalité est d’avoir écrit un livre dont la préoccupation dominante est d’organiser la vie à la lumière de la seule raison. Ce livre n’a pas ressuscité une des doctrines morales de l’antiquité, il a fait mieux que cela ; il a réveillé l’esprit qui leur est commun à toutes, la méthode rationnelle. Ce n’est pas aux préceptes que Montaigne s’attache avant tout ; il donne un exemple. Il montre comment il faut examiner les maximes et les expériences morales pour en tirer, chacun dans son particulier, le plus grand profit possible. Il enseigne comment chacun peut s’adapter à soi-même les règles anciennes, s’enrichir de leur trésor. Voici comme je fais, nous dit-il : essayez-vous de même ; connaissez-vous, lisez et profitez. La méthode l’a préoccupé avant tout, et voilà pourquoi, parmi toutes les tentatives similaires faites par ses contemporains, son œuvre a atteint le plus haut degré d’originalité et a seule obtenu un succès durable. La morale, au XVIe siècle, subit une révolution profonde. Chacun des contacts entre la pensée chrétienne et la pensée payenne a été marqué par une crise, aussi bien au IIIe siècle et au XIIe qu’au XVIe. Le choc de la Renaissance a été le plus rude. Ce n’est pas surtout le contenu qui est bouleversé, parce que le contenu de la morale est trop étroitement dans la dépendance du milieu pour changer brusquement, c’est son esprit. En Italie, où les anciennes digues moins résistantes ont été aussitôt rompues et où la reconstruction a été plus lente à cause la fougue des tempéraments, voyez le désarroi ; vous mesurerez par là le bouleversement. En France, où les excès n’ont pas manqué non plus, le renversement de l’ancien état de choses s’est fait plus tard et a été plus laborieux. La morale du moyen-âge repose essentiellement sur le principe d’autorité : c’est dans la parole divine qu’on prend la loi de la conduite ; les Écritures mêlées d’un aristotélisme défiguré, voilà la source autorisée. La morale scolastique n’a d’autre objet que d’en commenter les enseignements, et après trois siècles de