Page:Villey - Les Sources et l’évolution des Essais de Montaigne, tome 1.djvu/17

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commentaires, elle aboutissait à une dialectique stérile, sans nul lien avec la vie réelle. Elle tournait sur elle-même dans un cercle minuscule de questions aristotéliciennes, et s’isolait là comme un ver à soie dans son cocon. C’est l’impression que nous donne très fortement Suarez, l’un de ses derniers représentants. En pratique, on aboutissait à une sorte de casuistique figée, à un code de préceptes que les confesseurs devaient faire observer et qui s’imposaient parce qu’ils étaient la loi. La morale payenne part non d’un texte, mais du fait de conscience qui est en nous ; c’est son principe, et sa méthode est de s’adresser à la raison humaine. Lentement, Dieu qui habitait l’esprit de l’homme, s’éloigne, relégué dans des cieux infinis, grandi d’autant, mais d’autant moins présent à chacun ; lentement, la pensée de l’au-delà qui tenaillait la conscience dans une obligation de fer, lâche prise ; à leur place, tout ce que le moraliste payen propose, c’est pour guider l’homme, la lueur vacillante du devoir, pour le contenir, le frein d’une raison faite de la plus fragile étoffe. Raison et idée du devoir auront bien du mal à triompher : habitués aux lourdes entraves, on ne sent plus des brides si souples. Peu à peu, cependant, elles s’infiltrent dans les âmes, tant bien que mal elles occupent une partie du terrain laissé vide par les croyances qui reculent partout, quittant les uns complètement, réduites chez d’autres à n’habiter plus que la superficie de l’âme. L’épanouissement de tout ce mouvement, quand la sève aura monté, ce sera, pour la morale théorique, le téméraire, mais admirable projet de constituer une morale scientifique que Bacon expose dans son Advancement of learning (1605) ; lui, le lecteur assidu de la Bible, il est si gagné par la méthode rationnelle en morale comme ailleurs, qu’il demande une science rigoureusement positive dans le domaine moral comme dans le domaine physique. Au point de vue pratique, l’aboutissement, c’est la morale mondaine de la bonne, société au XVIIe siècle, morale peu ambitieuse assurément et qui manque de levier, mais faite d’une connaissance pénétrante du cœur humain, médiocre et sage à tout prendre. Une analyse très fine des sentiments, des habitudes mondaines, un jugement que la vie de société façonne et dont elle comprime les écarts, en font presque toujours les frais. C’est la