Page:Villey - Les Sources et l’évolution des Essais de Montaigne, tome 1.djvu/18

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p. 8 seule morale des libertins, et, il faut bien le dire, c’est au moins dans la plupart de leurs actes, la morale aussi de beaucoup d’honnêtes gens qui ne sont pas libertins, mais qui réduisent au minimum leur christianisme, qui se conduisent à peu près sans lui dans la vie courante et qui ne se souviennent de lui que par exception. C’est la morale qui irrite le chrétien Pascal. Pour passer de la vie mondaine à la vie chrétienne, il faut une conversion. La foi catholique s’est accommodée de cette morale nouvelle, car la plupart des honnêtes gens conservent la foi et n’ont pas même le sentiment que leur vie n’est pas chrétienne, mais ce n’a pas été sans perdre beaucoup de sa possession sur les âmes. Elle conserve sa pleine juridiction sur une élite de fervents, mais la morale n’est plus son apanage exclusif. Bacon et les hommes du XVIIe siècle lisent assiduement Montaigne. Si ce n’est pas à lui qu’ils doivent leurs idées, à tout le moins Montaigne les aide à en prendre conscience, et c’est pourquoi tout le monde se plaît tant en sa compagnie. C’est aussi, pourquoi Pascal le combat si violemment. Par son génie tout positif, l’auteur des Essais a fait beaucoup pour apprivoiser la morale rationnelle au XVIe siècle, son livre me paraît en marquer le triomphe dans notre littérature. Toute l’œuvre profane et psychologique du XVIIe siècle procède de lui, ou tout au moins continue son esprit. Mais, pour que son œuvre fût possible, il a fallu que le siècle entier l’ait préparée. Il a fallu d’abord calmer les inquiétudes du christianisme ; il a fallu ensuite que la morale payenne pénétrât un peu la couche sociale à laquelle appartenait Montaigne et que l’état des esprits fût favorable à ses nouveautés ; enfin pour qu’il pût parvenir à tant d’originalité et à une telle indépendance d’allure, il était nécessaire que quelques éléments d’une méthode rationnelle fussent déjà dans l’air et que Montaigne n’eût pas tout à faire à lui seul dans cette voie.

II. La Morale payenne et le Christianisme

Sur le premier point, faire l’histoire de la laïcisation de la morale au XVIe siècle m’entraînerait trop loin. Je veux seulement montrer qu’au moment où vient Montaigne, l’entente est faite.