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Page:Weil - La Connaissance surnaturelle, 1950.djvu/307

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tion qui n’est pas passée par le contact avec Dieu.

Dieu seul peut faire attention à un malheureux.


Le livre de Job est un miracle, parce qu’il exprime sous une forme parfaite des pensées qu’un esprit humain ne peut concevoir que sous la torture d’une intolérable douleur, mais qui sont alors informes, et qui s’effacent sans pouvoir être retrouvées dès que la douleur s’apaise.

La rédaction du livre de Job est un cas particulier du miracle de l’attention accordée au malheur.

De même l’Iliade.

L’attention fuit le malheur comme elle fuit le vrai Dieu, par l’effet du même instinct de conservation ; l’un et l’autre objet forcent l’âme à sentir son néant et à mourir alors que le corps est encore vivant.

Seule une âme déjà tuée par un véritable contact avec le véritable Dieu (quand même, par l’effet d’une erreur de langage, elle se croirait athée) peut fixer son attention sur le malheur.

Un malheureux non plus ne fait pas attention au malheur ; si son état l’empêche de faire attention à autre chose, il ne fait pas attention du tout. Une incapacité complète de concentration et de continuité est caractéristique des états d’extrême déchéance sociale (prostituées, repris de justice). Cette incapacité est à la fois cause et effet de la déchéance.

La même incapacité de faire attention au malheur qui empêche la compassion chez celui qui voit un malheureux empêche la gratitude chez le malheureux secouru. La gratitude suppose la capacité de sortir de soi et de contempler son propre malheur du dehors dans toute sa laideur. C’est trop affreux.

Seul l’amour inconditionné peut forcer l’âme à s’exposer à la mort morale, et l’amour inconditionné n’a pas d’autre objet que le bien inconditionné, qui est Dieu. C’est pourquoi il est tout à fait sûr que seule une âme tuée, consciemment ou non, par l’amour de Dieu, peut faire vraiment attention au malheur des malheureux.

Le malheur est le critérium. Est-ce là sa fonction providentielle ?