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Page:Weil - La Source grecque, 1953.djvu/43

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La plus belle amitié, celle entre compagnons de combats, fait le thème des derniers chants :


Mais Achille
Pleurait, songeant au compagnon bien-aimé ; le sommeil
Ne le prit pas, qui dompte tout ; il se retournait çà et là


Mais le triomphe le plus pur de l’amour, la grâce suprême des guerres, c’est l’amitié qui monte au cœur des ennemis mortels. Elle fait disparaître la faim de vengeance pour le fils tué, pour l’ami tué, elle efface par un miracle encore plus grand la distance entre bienfaiteur et suppliant, entre vainqueur et vaincu :


Mais quand le désir de boire et de manger fut apaisé,
Alors le Dardanien Priam se prit à admirer Achille,
Combien il était grand et beau ; il avait le visage d’un dieu.
Et à son tour le Dardanien Priam fut admiré d’Achille
Qui regardait son beau visage et qui écoutait sa parole.
Et lorsqu’ils se furent rassasiés de s’être contemplés l’un l’autre


Ces moments de grâce sont rares dans l’Iliade, mais ils suffisent pour faire sentir avec un extrême regret ce que la violence fait et fera périr.

Pourtant une telle accumulation de violences serait froide sans un accent d’inguérissable amertume qui se fait continuellement sentir, bien qu’indiqué souvent par un seul mot, souvent même par une coupe de vers, par un rejet. C’est par là que l’Iliade est une chose unique, par cette amertume qui procède de la tendresse, et qui s’étend sur tous les humains, égale comme la clarté du soleil. Jamais le ton ne cesse d’être imprégné d’amertume, jamais non plus il ne s’abaisse à la plainte. La justice et l’amour, qui ne peuvent guère avoir de place dans ce tableau d’extrêmes et d’injustes violences, le baignent de leur lumière sans jamais être sensibles autrement que par l’accent. Rien de précieux, destiné ou non à périr, n’est méprisé, la misère de tous est exposée sans dissimulation ni