Aller au contenu

Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/133

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

élémentaire, grossière du travail, celle où l’habitude, le savoir-faire, le tour de main, l’inspiration n’interviennent pas, le travail de manœuvre, la manutention. Entre un désir quelconque et la satisfaction de ce désir, il y a pour nous une distance qui, en un sens, est le monde même ; si je désire voir sur la table un livre qui est sur le plancher, je n’aurai pas satisfaction avant que j’aie ramassé le livre et l’aie soulevé de toute la hauteur qui sépare la table du plancher. Si l’on considère un plan horizontal placé entre celui de la table et celui du plancher, en aucun cas, quoi qu’il arrive, quelque événement qui se produise parmi l’infinité des possibles, le livre ne sera sur la table sans avoir traversé ce plan. Je puis m’épargner le poids du livre en arrachant page après page, et ne soulever ainsi qu’une page ; mais je devrai alors recommencer autant de fois qu’il y a de pages dans le livre. Qu’on imagine à ma place un idiot, un criminel, un héros, un sage, un saint, cela ne fera aucune différence. L’ensemble des nécessités géométriques et mécaniques auxquelles une telle action est toujours soumise constitue la malédiction originelle, celle qui a châtié Adam, celle qui fait la différence entre l’univers et un paradis terrestre, la malédiction du travail.

La science classique, celle que la Renaissance a suscitée et qui a péri vers 1900, a tenté de représenter tous les phénomènes qui se produisent dans l’univers en imaginant, entre deux états successifs d’un système constatés par l’observation, des intermédiaires analogues à ceux par lesquels passe un homme qui exécute un travail simple. Elle a pensé l’univers sur le modèle du rapport entre une action humaine quelconque et les nécessités qui lui font obstacle en lui imposant des conditions. Il n’est pas question, bien entendu, d’imaginer des volontés