Aller au contenu

Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tions, c’est-à-dire partout. Ainsi le mot d’énergie n’a plus aucun rapport avec les poids et les distances, ou avec les masses et les vitesses ; mais il n’a pas non plus rapport à autre chose, car on n’a pas élaboré une autre définition de l’énergie ; il n’a rapport à rien. Cela n’empêche pas qu’on continue à parler d’énergie cinétique. Le papier, comme on dit, supporte tout.

C’est le rôle différent de l’algèbre qui fait l’abîme séparant la science du xxe siècle de celle des siècles antérieurs. L’algèbre en physique ne fut d’abord qu’un procédé pour résumer les rapports établis entre les notions physiques par le raisonnement appuyé sur l’expérience ; procédé extrêmement commode à l’égard des calculs numériques nécessaires pour les vérifications et les applications. Mais le rôle de l’algèbre n’a cessé de croître en importance ; finalement, au lieu qu’autrefois l’algèbre constituait le langage auxiliaire et les mots le langage essentiel, c’est aujourd’hui exactement le contraire. Certains physiciens tendent même à faire de l’algèbre le langage unique ou presque, de sorte qu’à la limite, limite bien entendu impossible à atteindre, il n’y aurait plus que des chiffres tirés des mesures expérimentales et des lettres combinées en formules. Or ce ne sont pas les mêmes exigences logiques qui accompagnent le langage ordinaire et le langage algébrique ; les rapports entre notions ne sont pas reflétés tout entiers par les rapports entre lettres ; notamment des affirmations incompatibles peuvent avoir pour équivalents des équations qui ne le sont nullement. Quand, après avoir traduit des rapports de notions en algèbre, on manipule les formules en tenant compte seulement des données numériques de l’expérience et des lois propres à l’algèbre, on peut obtenir des résultats qui, une fois traduits à nouveau en langage parlé, heurtent violemment le sens commun.