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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/203

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Il en résulte une forte apparence de profondeur ; car les profondes méditations philosophiques ou mystiques comportent elles aussi des contradictions, des étrangetés et une difficulté insurmontable dans l’expression verbale. Pourtant, dans le cas de l’algèbre, il s’agit de tout autre chose. Si une pensée profonde est inexprimable, c’est parce qu’elle embrasse à la fois plusieurs rapports verticalement superposés et que le langage commun reflète mal les différences de niveau ; mais l’algèbre y est moins propre encore, elle met tout sur le même plan. Démonstrations, constatations, hypothèses, conjectures presque arbitraires, approximations, vues concernant la convenance, la commodité, la probabilité, toutes ces choses, une fois traduites en lettres, jouent le même rôle dans les équations. Si l’algèbre des physiciens produit les mêmes effets que la profondeur, c’est seulement parce qu’elle est tout à fait plate ; la troisième dimension de la pensée en est absente.

Cette fausse profondeur a des effets bien plaisants, dont certains mettraient en joie Rabelais ou Molière. Car les philosophes, pleins d’un zèle respectueux, s’exténuent à interpréter ce qu’ils ne peuvent comprendre, et à traduire les équations en philosophie ; en général, les commentateurs profanes et même quelques savants cherchent avec une persévérance touchante la signification profonde, la conception du monde contenue dans la science contemporaine. Bien vainement, car il n’y en a pas. La science ressemble à cet égard à l’empereur du conte d’Andersen ; deux artisans lui promirent des vêtements faits d’un tissu invisible pour les sots, de sorte qu’il marcha nu dans les rues de sa capitale sans que ni lui-même ni aucun des spectateurs osât reconnaître qu’il était nu. Tout homme un peu