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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/64

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puis connaître, c’est moi ; et je ne peux en connaître aucune autre. Connaître, c’est connaître ce que je puis ; et je connais dans la mesure où, à jouir, à souffrir, à ressentir, à imaginer, je substitue, transformant ainsi l’illusion en certitude et le hasard en nécessité, faire et subir.

Faire et subir, cette opposition est prématurée ; car je ne me connais qu’une puissance, celle de douter, puissance dont l’exercice ne saurait être empêché par rien. Ce n’est pas que, parmi tous les objets, toutes les idées dont j’ai décidé de douter, la plupart ne m’aient semblé laisser une certaine prise à ma puissance, ou pour mieux dire tous. En ce moment même, c’est moi qui meus ma plume sur le papier. Tout ce que je vois, je le fais disparaître, reparaître, se mouvoir, en fermant, en rouvrant les yeux, en tournant la tête. Je puis transporter la plupart des objets que je touche, marcher, bondir, courir. Mais ces yeux, ce corps, ces objets, sais-je s’ils existent ? Un pouvoir exercé sur des illusions ne peut être qu’illusoire. La croyance que m’inspirent ces illusions est chose réelle, aussi le pouvoir que j’exerce sur elle est-il réel ; je n’existe encore que par le doute. Si plus tard j’arrive à me reconnaître une autre puissance, elle m’appartiendra certes ; mais le pouvoir de douter seul me définit, car seul il est immédiatement reconnu. Cependant le pouvoir que j’ai sur ma croyance, ne l’ai-je pas sur certaines des choses que je pense ? Ne puis-je créer ou anéantir quelques-unes au moins de mes propres pensées ? Il m’arrive de forger moi-même l’objet de ma pensée, que j’appelle alors rêverie ; j’ai alors, semble-t-il, une pleine domination sur moi-même, je joue à l’égard de moi-même le rôle du Malin Génie. Mais non. Tout d’abord, jamais je ne me fais illusion, jamais, quand je le voudrais,