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Tableau de Paris/313

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CHAPITRE CCCXIII.

Petits Formats.


La manie des petits formats a succédé à celle des marges immenses, dont on faisoit le plus grand cas il y a quinze ans. Il falloit alors tourner le feuillet à chaque instant ; on n’achetoit que du papier blanc : mais cela plaisoit aux amateurs.

Quelques auteurs vendent encore des estampes ou des portraits d’hommes dits célebres, illustres & vivans par-dessus le marché ; mais ils n’ont point encore eu la vogue de M. Dorat, qui le premier s’est fait marchand d’estampes, & qui s’y est ruiné ; c’est lui qui a mis en train toutes ces gravures qui font le principal mérite de certains livres, & qui coûtent plus que tous les bons auteurs ensemble de l’antiquité.

La mode a changé : on ne recherche plus que les petits formats ; on a réimprimé ainsi tous nos jolis poëtes. Ces livrets ont l’avantage de pouvoir être mis en poche, de fournir au délassement de la promenade, & de parer à l’ennui des voyages : mais il faut en même tems porter une loupe avec soi ; car le caractere en est si fin qu’il exige de bons yeux.

Didot a imprimé une collection d’auteurs choisis, en petits formats, pour l’usage de monseigneur comte d’Artois. C’est un chef-d’œuvre de typographie ; mais cette collection est excessivement rare, & ne se vend point.

Ne pourroit-on pas tromper l’inquisition littéraire, si ardente & si inquiete, qui s’oppose à l’introduction des livres philosophiques les plus estimés, en les réduisant à de très-petits formats, en assujettissant à la précision la plus stricte, & le papier & les caracteres ? La pensée, par ce procédé nouveau, se rapprocheroit, pour ainsi dire, de son invisibilité ; on mettroit une édition entiere dans un sac à poudre. Si l’auteur joignoit un style laconique à cette ingénieuse typographie, un exemplaire éloquent pourroit circuler dans une tabatiere, dans une boîte à mouches, dans une bonbonniere. Les commis à la phrase, qui attendent les ballots matériels où se fixe la pensée, pour les saisir de leurs mains profanes & grossieres, seroient tous en déroute. L’œuvre du génie devenant impalpable, se moqueroit de tous ces vils adversaires qui lui font une guerre constante. Les brochures visibles porteroient dès lors une physionomie de réprobation, & la stupidité se manifesteroit par sa grosseur. La philosophie, au contraire, occuperoit, comme le sage, la plus petite place dans le monde.

On s’adresseroit ensuite aux opticiens, pour posséder le verre qui grossiroit à souhait ces menus caracteres sans fatiguer l’œil. L’imprimerie & l’optique se donnant la main, deviendroient des sœurs inséparables. C’est ainsi qu’en mariant les arts, ils acquierent une force prodigieuse & presqu’illimitée.

Nous invitons les fondeurs de caracteres à travailler cette idée qui n’est qu’ébauchée ; nous exhortons les manufactures à rendre le papier fin, léger au possible, afin que nos pensées ne soient plus la proie facile de ces implacables dévastateurs de l’empire des lettres & de la philosophie. Regagnons par l’adresse ce que la force veut nous ôter ; que la matiere, subtilisée par nos soins, réponde au volatile de ces idées, qui par leur nature sont faites pour braver qui les persécute, ou par crainte, ou par ignorance.

Nous savons que l’on pourroit s’adresser à la chymie, de préférence à l’optique, pour faire paroître en un clin-d’œil sur un papier blanc les lettres parlantes, tonnantes, fulminantes, qui s’effaceroient ensuite d’elles-mêmes au bout d’un certain tems. Mais, toute réflexion faite, comme le secret pourroit être facilement découvert, & que la matérialité ne seroit pas détruite, tenons-nous-en au premier projet. Que dis-je ! on n’aura peut-être pas besoin de son exécution, vu les lumieres nouvelles que les gouvernemens ont acquises. Nos pensées, loin de leur nuire, ne peuvent que leur être très-favorables, quand, semblables aux pilotes habiles, les hommes en place sauront prendre le vent. Et voilà tout l’art de l’homme d’état.