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Tableau de Paris/340

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CHAPITRE CCCXL.

Fournisseurs.


On ne voit qu’à Paris de ces intrépides fournisseurs, qui avancent pendant des années entieres le pain, la viande, le vin, les meubles, l’épicerie, l’apothicairerie, à M. le marquis, à M. le comte, à M. le duc. C’est le privilege de la noblesse. On ne prêteroit pas de même au bourgeois ; on le presseroit : mais on attend, lorsqu’il s’agit d’un homme titré.

Telle maison noble doit au boucher six années de fournitures, à l’épicier cinq, au boulanger quatre ; les domestiques eux-mêmes font crédit de leurs gages, tandis que toute maison roturiere solde au bout de chaque année.

Dès qu’il y a des armoiries au-dessus d’une porte-cochere, le tapissier meuble l’hôtel sur une succession éventuelle ; on compte les maisons qui sont au pair : il y a toujours dans les plus riches & les mieux ordonnées, quelques années en-arriere.

Quand les fournisseurs, impatiens d’attendre, sollicitent enfin leur paiement, l’intendant vient au lever de M. le duc, & lui dit : monseigneur, votre maître-d’hôtel se plaint que le boucher ne veut plus fournir de viande, parce qu’il y a trois ans qu’il n’a reçu un sol ; votre cocher dit que vous n’avez qu’une seule voiture en état de servir, & que le charron ne veut plus avoir l’honneur de votre pratique, si vous ne lui donnez un à-compte de dix mille francs ; le marchand de vin refuse de remplir votre cave, le tailleur de vous donner des habits… Les impertinens ! s’écrie le maître, qu’on aille chez d’autres. Je leur retire ma protection.

Il trouve d’autres fournisseurs, quoique les premiers n’aient pas été payés. Le soir il risque cinq cents louis d’or au jeu ; & s’il en perd cinq cents autres, il les paie le lendemain. Un créancier de cartes l’emporte toujours sur un créancier de pain ou de viande.