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Samedi, 10 mars. — Les pieds d’Oates encore en plus mauvais état. Rare est son courage ; car il doit se rendre compte qu’il est condamné. Ce matin, il a demandé à Wilson s’il lui restait une chance d’échapper ; naturellement notre bon docteur a répondu n’en rien savoir. En réalité, tout espoir est perdu. S’il finissait maintenant, je doute même que, nous autres, nous puissions nous sauver. Notre seule chance — et elle est bien faible — serait de trouver les chiens.

Le temps est épouvantable, et nos vêtements, couverts de glace, de plus en plus raides. Le pauvre Oates nous retarde. Ce matin, nous avons dû l’attendre longtemps avant de pouvoir nous mettre en route ; par suite, l’effet réconfortant de notre bon déjeuner s’est trouvé presque perdu ; il aurait fallu partir aussitôt levés. Au déjeuner, le même retard se produit. Pauvre garçon ! Le regarder nous fend le cœur. Essayer de le remonter, c’est tout ce que nous pouvons faire.

Hier, nous avons atteint le dépôt du mont Hooper. Peu réconfortant. Tous les approvisionnements en déficit sur ce que nous espérions trouver. Je ne pense pas que quelqu’un soit à blâmer. Les attelages de chiens, qui auraient été notre salut, ont évidemment manqué[1]. Nous voici dans une terrible conjoncture. Ce matin, pendant le déjeuner, calme plat ; lorsque nous levons le camp, la brise commence à souffler et force rapidement. Le reste de la journée, nous le passons sous la tente, balayés par un blizzard atroce.

Dimanche, 11 mars. — Oates est très près de la fin. Ce que nous ferons ou ce qu’il sera, Dieu seul le sait ! Après le déjeuner, nous avons discuté la question. C’est un excellent camarade et un homme d’un très grand courage ; se rendant compte de la situation, il nous a, en quelque sorte, demandé conseil. Que pouvions-nous lui répondre, sinon de marcher tant qu’il en aura la force ? À la suite de cette discussion, j’ai donné pour ainsi dire l’ordre à Wilson de remettre à chacun de nous les moyens de mettre fin à ses souffrances. Nous saurons ainsi ce que nous aurons à faire. Wilson doit choisir entre l’obéissance ou le pillage de sa boite de pharmacie. Chacun de nous est muni de trente tablettes d’opium ; à notre médecin il reste un tube de morphine.

Ce matin, au départ, le ciel est complètement couvert. Impossible de distinguer quoi que ce soit ; perdu les anciennes traces ; ensuite nous avons dû décrire de nombreux zigzags. Couvert 5 kilom. 7 dans la matinée. Halage terriblement dur, comme je m’y attendais. Sur une piste aussi mauvaise, et sans l’aide du vent, 11 kilomètres, c’est à peu près tout ce que nous pouvons faire. Les sacs contiennent encore sept jours de vivres, et ce soir nous serons à peu près à 102 kilomètres de One Ton Camp. 11×7=77, donc un déficit de 25 kilomètres, en admettant que les choses n’aillent pas plus mal. Et la saison avance rapidement.

Lundi, 12 mars. — Hier couvert 12 kilom. 5, moins que la moyenne indispensable. Situation stationnaire. Oates n’aide plus guère au halage ; il a d’ailleurs à peu près perdu l’usage des pieds et des mains. Ce matin 7 kilom. 4 en quatre heures vingt minutes. J’espère en couvrir 5 et demi cet après-midi : 13×6=78. Nous serons ce soir à 78 kilomètres du dépôt. Je doute qu’il nous soit possible de l’atteindre. La piste reste abominable, le froid intense et nos forces diminuent rapidement. Que Dieu nous vienne en aide ! Depuis plus d’une semaine, pas la moindre brise favorable ; par contre, à tout moment, le vent debout.

Mercredi, 14 mars. — Nous nous affaiblissons, et tout nous est contraire. Hier au réveil, violent vent de Nord avec une température de −38°,3. Impossible de marcher contre une telle brise ; nous sommes donc demeurés sous la tente jusqu’à 2 heures. Ensuite 10 kilom. 1. J’aurais voulu marcher plus longtemps mais nous souffrions trop du froid. Dans l’obscurité où nous nous trouvons, les préparatifs du dîner sont longs.

Ce matin, au départ, brise de Sud ; dressé la voile et dépassé un cairn à bonne allure. À mi-chemin, le vent vire au Sud-Ouest ou à l’Ouest-Sud-Ouest ; il passe maintenant à travers nos burberrys et nos moufles. Le pauvre Wilson, transpercé de froid, ne peut retirer ses skis qu’avec peine. Bowers et moi avons établi le camp presque sans aide ; quand à la fin nous sommes entrés sous la tente, nous avons tous ressenti un froid mortel. En ce moment, milieu du jour, la température est à −41°,6 et le vent très fort.

Il faut avancer, mais le dressage de la tente deviendra de plus en plus pénible et dangereux. La mort s’approche : pourvu qu’elle soit douce ! De nouveau le pauvre Oates souffre beaucoup. Je tremble à l’idée de ce que demain nous réserve. C’est seulement au prix des plus grandes précautions que nous autres, encore plus ou moins valides, évitons les morsures de la gelée. Nul n’aurait pu supposer que de pareilles températures puissent se produire à cette époque de l’année et avec de tels vents. C’est effroyable. Nous lutterons jusqu’au dernier biscuit, mais impossible de réduire les rations.

Vendredi, 16 ou 17 mars. — Perdu le souvenir de la date, je suppose la dernière exacte. Les heures

  1. Pendant toute une semaine à dater du 10 mars, Cherry-Garrard et Demetri attendirent avec les chiens à l’One Ton Camp. Leur mission n’était pas de porter secours à Scott, car nul aux quartiers d’hiver ne pensait le commandant en danger, mais de l’aider à effectuer rapidement les dernières étapes et à rallier la Terra-Nova. Comme date probable de son retour à la Pointe de la Hutte, Scott avait indiqué la seconde quinzaine de mars. D’après les temps de marche des diverses escouades qui avaient déjà rallié la station, le Dr Atkinson supposait que le détachement du Sud atteindrait l’One Ton Camp entre le 3 et le 10 mars et rallierait le cap Evans avant le départ du navire. Aussi bien, malgré le mauvais temps, Cherry-Garrard attendit à ce dépôt jusqu’à ce qu’il ne lui restât plus que la quantité de vivres nécessaire à assurer le retour de ses attelages. (Note de l’édition anglaise.)