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 « Six ans et huit ans se passent,
Et dix ans se passeront,
Et la comtesse pleurant
Vit ainsi dans la solitude. »

Le père de la comtesse la voit pleurer, et lui demande la cause de ses larmes :

Ô mon père, par le saint Graal[1], permettez-moi d’aller à la recherche du comte.

— Vous avez la permission, ma fille ; faites votre volonté. »

Et la comtesse parcourt la France, l’Italie et d’autres pays sans s’arrêter ; déjà désespérée, elle s’en retournait chez elle, quand elle rencontre un vacher : elle lui demande à qui appartient son troupeau :

« Au comte de Sol, madame, qui se marie aujourd’hui. »

La comtesse emprunte au vacher ses habits grossiers, et arrive au château du comte, dont la noce se prépare.

« Donnez-moi une aumône, comte.

— De quel pays êtes-vous, madame ?

— Je suis native d’Espagne. »

Mais le comte la prend pour un fantôme, et refuse de la reconnaître.

« Je ne suis point un fantôme, comte, car je suis ta loyale épouse. »

Cabalga, cabalga el conde,
La condesa en grupas va,
Y á su castillo volvieron
Salvos, salvos y en solaz.

 « Le comte chevauche, chevauche,
La comtesse le suit en croupe,
Et à leur castel ils rentrèrent
Sains et saufs et pleins de joie. »

Mais revenons aux danses, comme on y revient dans les fiestas après les romances : les danseuses andalouses ont un grand avantage sur nos danseuses d’opéra et sur celles du même genre qu’on voit sur les théâtres de presque tous les pays d’Europe ; c’est une liberté d’allures, une indépendance de mouvements, un laisser aller du corps entier qu’on ne retrouve pas ailleurs. On voit qu’elles dansent pour elles-mêmes, par plaisir, et les mouvements de leurs bras et le meneo ont bien autrement de caractère que les mouvements roides, compassés et pour ainsi dire géométriques des premiers sujets ou des comparses du corps de ballet parisien ; chez ces dernières, trop souvent d’une maigreur exagérée, on sent à chaque pas l’étude, les tortures et les contorsions forcées de la classe de danse. Chez les danseuses andalouses, rien ne trahit le travail ; on sent au contraire la verve et l’improvisation ; leurs bras, tantôt à demi tendus, tantôt fléchis avec mollesse, s’élèvent ou s’abaissent et suivent gracieusement les ondulations du corps ; les ronds de jambe, les entrechats leur sont inconnus ainsi que les écarts forcés, les pointes et tout ce qui sent la gêne et la torture. Quant aux danseurs espagnols, nous ne les mettrons pas sur le même rang que les boleras, assurément, mais ils ne sont pas plus insignifiants que nos danseurs d’opéra, et ils ont au moins pour eux l’élégance du costume andalous.

Du reste les boleras ou bailarinas qu’on voit sur la plupart des théâtres d’Espagne, sont en général fort peu payées et aucune d’elles n’a jamais touché les énormes appointements qu’on donne chez nous aux premiers sujets de la danse. Presque tous les pas que nous avons nommés précédemment se dansent aussi sur les théâtres espagnols : il en est deux autres, le bolero et le fandango, qui jouirent autrefois d’une très-grande faveur, et qui, aujourd’hui, sauf quelques rares exceptions, ne se dansent plus guère que sur les planches.

Le bolero, dont nous avons déjà dit quelques mots précédemment, est une danse qui ne date que de la fin du siècle dernier ; le nom de son inventeur est parvenu jusqu’à nous : don Sebastian Cerezo, danseur très-célèbre du temps de Charles III, qui fit connaître ce pas vers l’année 1780. On assure qu’on retrouve dans le bolero le souvenir de plusieurs anciennes danses, dont nous avons déjà parlé, telles que la sarabande, l’antoncolorado et la chaconne. Ce pas présente aussi quelques analogies avec les seguidillas, seulement le mouvement de ces dernières est beaucoup plus vif.

Au théâtre, le bolero est ordinairement dansé par plusieurs parejas ou couples, mais dans les réunions particulières on le danse le plus souvent à deux. C’est ainsi que nous le voyons représenté dans une suite d’assez jolies gravures espagnoles du siècle dernier, où sont figurées les différentes posturas du fameux pas national.

Une des plus gracieuses est celle où le danseur et la danseuse, les mains armées de castagnettes, se retrouvent face à face après avoir fait un demi-tour, figure qui s’appelle dar la vuelta. Les danseurs, vêtus d’un élégant costume, ont des poses quelque peu maniérées qui font penser aux personnages des fêtes galantes de Watteau ; au bas de l’estampe se lisent ces quatre vers.

Viva el baile bolero,
Pues es con gracia,
Natural regocijo
De nuestra España.

« Vive la danse du bolero, car c’est naturellement le gracieux divertissement de notre Espagne. »

D’autres gravures de la même époque représentent également des danses nationales, avec ce titre : « La bonne humeur des Andalous, — El buen humor de los Andaluces. » Aujourd’hui encore, dans les images populaires à deux cuartos qui se vendent dans les rues, les Andalous sont souvent représentés dansant le

  1. Voir ce que nous avons dit du saint Graal ou sacro Calino (coupe sacrée), à propos d’Almeria (tome XII, 310e liv.).