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un des phénomènes historiques les plus remarquables des temps modernes. Les Foulah sont eux-mêmes une énigme historique. On ne sait précisément ni d’où ils viennent ni à quoi ils se rattachent. Par rapport aux nègres qui forment la population native du Soudan, c’est une race blanche. Les cheveux sont fins, les traits sont ceux de la race Caucasique, et la peau elle-même se rapproche souvent, chez les chefs et chez les femmes, de la blancheur mate des Arabes ; elle ne tourne au noir, comme chez les Arabes du sud, que chez les individus des classes communes, et surtout chez ceux dont les ascendants ont mêlé leur sang au sang moins noble des aborigènes. Même dans ce cas les Foulah ne deviennent jamais de vrais Nègres ; ils gardent la physionomie d’une race mixte. Comparés aux Nègres, la supériorité intellectuelle n’est pas moins frappante que la supériorité physique. C’est exactement le même phénomène ethnographique qui se retrouve dans l’Afrique du Sud chez les Souahéli et les Cafres.

Historiquement, on sait que les Foulah du Soudan sont une expansion des Peuls ou Pouls du haut Sénégal ; le nom est le même sous des formes un peu différentes. Les Peuls se sont étendus de proche en proche à l’orient, au nom du Coran et du droit de l’épée, d’abord sur le bassin tout entier du Dhiolibâ ou Kouara, — le Niger, comme on dit vulgairement, — puis dans le Soudan central jusqu’au Tsad, et plus loin encore au sud du Tsad et au sud-est, soumettant partout les Noirs et fondant une domination qui a embrassé un moment, vers la fin du dernier siècle, le Soudan tout entier. Aujourd’hui leur empire s’est morcelé, mais il en reste encore de puissants débris, et au premier rang le royaume de Haoussa. Il faut, dans tous les cas, établir une distinction essentielle entre le point de départ des Foulah du Soudan, que l’on sait de science certaine se rattacher aux Pouls ou Peuls du haut Sénégal, et l’origine même des Peuls qui est inconnue. Le premier fait est une question historique, l’autre est une question ethnographique, question obscure comme toutes les questions d’origine. M. Faidherbe, dans une note qu’il a donnée dernièrement à un journal algérien sur le voyage de MM. Mage et Quintin, émet l’opinion que les Peuls sont venus de l’est ; nous le croyons comme lui, mais probablement par des raisons autres que celles qu’a eues en vue le savant général. Ce n’est pas ici qu’il conviendrait d’entrer en une semblable discussion.


IV

Les Peuls ou Foulah du haut Sénégal étaient restés étrangers à l’extension politique de leurs frères du Soudan. Mais en 1854, l’excitation d’un marabout dont l’ambition se fit une arme du fanatisme religieux, les jeta à leur tour dans les aventures et les conquêtes. El-Hadj[1] Omar prêcha la guerre sainte, ce qui veut dire guerre aux chrétiens et soumission des Noirs idolâtres. Repoussé par nous de la partie navigable du Sénégal, Hadj Omar se rejeta vers l’est ; il n’entreprit rien moins que la fondation d’un empire Peul à cheval sur le haut Sénégal et le haut Dhiolibâ, de même que la domination Foulah s’étend sur la plupart des contrées du Kouara ou Dhiolibâ inférieur. En 1862, Hadj Omar avait conquis tout le Bambara et le Kaarta, avec nombre de territoires avoisinants, c’est-à-dire une étendue de pays grande deux fois et demie comme la France.

C’est comme envoyé pacifique près de cette nouvelle puissance que le lieutenant Mage, accompagné du Dr Quintin, chirurgien de marine, eut mission de se rendre en 1863. Cette mission devait rencontrer plus d’un obstacle. « Le vieux monde africain, comme le dit fort bien M. Faidherbe, régénéré par la demi-civilisation musulmane, galvanisé par le fanatisme, pressent que c’est par cette brèche de la vallée du Sénégal que la race européenne, avec son cortége d’idées et d’institutions, pénétrera avant peu jusqu’au cœur de ce continent arriéré ; et par l’instinct de conservation naturel à toute chose il cherche à se défendre de cette invasion. »

MM. Mage et Quintin arrivèrent à Ségou, résidence du chef du nouvel empire, le 28 février 1864. Ségou est une ville importante du Bambara, située sur la rive gauche du Dhiolibâ à 170 lieues au moins au sud-ouest de Timbouktou, et à plus de 350 lieues vers l’est de Saint-Louis. Ils y furent très-bien reçus par le roi Ahmedou el-Mekki, fils d’el-Hadj Omar ; mais les circonstances au milieu desquelles ils se trouvèrent ne leur permirent pas d’avancer plus loin dans la direction de Timbouktou, comme ils l’auraient désiré. Cependant ils avaient pu écrire à Saint-Louis, et M. Faidherbe, d’après leur dépêche, avait fait parvenir au sultan Ahmedou la demande formelle de fournir une escorte suffisante aux deux envoyés pour les ramener en sûreté à la frontière du Sénégal. Le 7 juin 1866, M. Mage et le Dr Quintin quittaient Ségou sous l’escorte de quatre cents cavaliers, et vingt et un jours après les deux voyageurs se retrouvaient à la frontière sénégalaise sous la protection du drapeau de la France.

« L’opinion publique — je cite encore ici les paroles de M. Faidherbe — ne saurait trop rendre justice à de jeunes officiers, qui, habitués au bien-être de la vie civilisée, ayant déjà une position, un avenir acquis dans nos écoles savantes, font le sacrifice de leur santé et de leur vie, en se soumettant à plusieurs années de privations et de dangers au milieu de populations barbares, sous un climat terrible, sans relations avec leur pays, leurs amis, leur famille, ayant sous les yeux l’exemple de tant d’autres qui avant eux ont péri sur cette terre inhospitalière, tout cela par amour de la gloire, par intérêt pour les sciences, par le désir d’illustrer dans leur personne le nom français, et de ne pas laisser aux seuls Anglais ou aux Allemands l’honneur d’explorer les quelques contrées du globe qui restent encore inconnues. »

La relation que prépare M. Mage ne peut manquer d’avoir un grand intérêt, nous parlant d’un monde encore si peu familier. Avoir pu observer durant une longue période le régime d’un fleuve comme le Dhiolibâ à près

  1. El-Hadj, « le Pèlerin, » est le titre, toujours respecté chez les Musulmans, que prend celui qui a visité le tombeau du Prophète.