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scientifique, dans ces parages jusque-là si peu fréquentés ; ce que nous y avons fait depuis trois ans, dit assez ce que nous y pouvons et voulons faire dans un temps rapproché.


VI

Il est d’autres contrées de l’extrême Orient vers lesquelles la science, aussi bien que la politique, tourne un regard d’attente. La Chine, ouverte par les traités, ne l’est pas encore pour nos voyageurs. De bons livres, cependant, ont été publiés depuis six mois sur cet empire, à la fois si vaste et si faible. M. Poussielgue, nom bien connu des lecteurs du Tour du Monde, a tracé une esquisse vivante de mœurs et d’habitudes intimes[1]. Le volume de M. Irisson est un livre d’études encore plus que d’observation[2], quoique l’auteur, dans la position de confiance qu’il occupait en 1860 près du chef de l’expédition française, ait été bien placé pour juger les Chinois sous plusieurs rapports essentiels ; celui de M. le marquis de Courcy[3], est un résumé de ce que les matériaux actuels peuvent fournir de documents authentiques sur le peuple et le pays. Ce sera, pour la génération qui nous suit, un bon terme de comparaison.

Et cet autre royaume insulaire, dont les riches archipels forment une longue chaîne en avant des côtes de la Chine, quels progrès y fait l’Europe ? Ces progrès sont difficiles et lents. Accueilli par le peuple, mais repoussé par une aristocratie puissante qui redoute les innovations et craint le retour de l’ancienne propagande religieuse, l’étranger n’a pu dépasser encore l’étroite barrière qui lui a été posée. Et pourtant que de choses, là aussi, à voir et à étudier ! Le Japon nous est beaucoup moins connu que la Chine. La géographie intérieure de Nippon et des autres îles, est pour nous presque entièrement à faire. Les Européens ont vu Yédo, quelques ports du sud, et c’est tout. Et sur le peuple japonais lui-même, sur ce peuple actif, intelligent, ingénieux, appréciant et recherchant le progrès dans le sens européen, sur ce peuple qui, physiquement et moralement, est l’antipode de la Chine, et qu’on croirait un rameau de notre race égaré à l’extrémité de l’Asie, que de problèmes à creuser, et quels problèmes ! Un véritable mystère ethnographique, que les ethnologues ont jusqu’à présent soupçonné à peine. Quelles limites peut-on poser à la race dont le Japonais pur est le type policé ? Dans quelle mesure l’élément chinois superposé a-t-il agi sur le fond japonais, et jusqu’où le mélange s’est-il étendu ? Ce sont là des questions qui prendront un jour dans la science une importance considérable, parce qu’elles influeront singulièrement sur nos rapports avec cette race si remarquable placée aux avant-postes du vieux monde.


VII

Aujourd’hui, les puissances maritimes sont surtout préoccupées des questions commerciales. Ça et là pourtant, nous avons quelques bons morceaux sur le coin du Japon qui nous est ouvert : ici même, dans le Tour du Monde, les esquisses excellentes de M. Humbert, ou la vie familière est saisie sur le vif ; ailleurs, un bon aperçu de M. le comte de Montblanc sur l’organisation politique de l’État japonais[4] ; — plus anciennement, les observations de M. Robert Lindau[5]. Les études hydrographiques, si importantes pour la sécurité de la navigation, se poursuivent activement ; en ce moment même, la France et l’Angleterre emploient d’habiles officiers à relever les côtes extérieures de la Corée et d’autres parties de la mer fermée comprise entre le Japon et la Mandchourie.

La Russie ne reste pas inactive au milieu de tant de travaux. Depuis que ses nouvelles possessions de l’Amoûr et de l’Oussouri ont fait de la mer du Japon un lac russe, elle étudie assidûment ces parages, naguère encore si peu connus. La géographie gagne singulièrement à ces revirements politiques. Les vastes pays qu’arrosent l’Amoûr et ses affluents auraient pu rester pendant des siècles inabordables et ignorés, de même que l’immense pourtour du Plateau central qu’enveloppe la ceinture des grandes montagnes neigeuses, si le drapeau russe, emblème de la vie européenne, n’y avait pas refoulé partout l’inerte domination des races tartares. Il faut bien reconnaître que chaque pas en avant que fait la Russie dans ces régions intérieures, est un progrès relatif pour la science et la civilisation. Chaque année des astronomes, des ingénieurs, des ethnologues, des naturalistes, étudient et mesurent les nouveaux territoires, en décrivent les productions, en étudient les habitants, et une page nouvelle vient s’ajouter chaque année à la géographie asiatique. Bien du temps ne s’écoulera pas maintenant avant que la géométrie, qui a déjà rectifié le cours presque entier du Jaxartes, ne couvre de ses réseaux l’étendue entière de la Boukharie, et qu’atteignant la vallée de l’Oxus elle ne vienne se rattacher, d’un côté aux déterminations dont la Commission russe conduite par M. de Khanikoff a naguère sillonné le Khoraçân[6], de l’autre, aux opérations trigonométriques que les ingénieurs anglais ont prolongées jusqu’au petit Tibet, au delà du Kachmîr. Le vague prestige que l’inconnu répandait sur ces contrées alpines va s’effaçant de jour en jour au contact positif de la science ; mais la science donne à la réalité ce qu’elle enlève à l’imagination.

Nous ne quitterons pas le continent asiatique sans

  1. Voyage en Chine et en Mongolie, 1860-61, par M. de Bourboulon, ministre de France, et Mme de Bouboulon ; rédigé par M. Poussielgue. 1 vol. (Hachette.)
  2. Études sur la Chine contemporaine. 1 vol. (Chamerot.)
  3. L’Empire du Milieu. 1 vol. (Didier.)
  4. Considérations sur l’état actuel du Japon. Bulletin de la société de Géographie, janvier 1866.
  5. Un voyage autour du Japon. 1864. 1 vol.
  6. Nic. de Khanikoff, Mémoire sur la partie méridionale de l’Asie centrale— 1861. — Mémoire sur l’ethnographie de la Perse. 1866. In-4o. Ce dernier mémoire est le complément du premier, et tous deux ont été imprimés dans le recueil in-4o de la société de Géographie.