Page:Le Tour du monde - 15.djvu/175

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le fabuliste a bien raison, on ne peut tout faire, on ne peut donner suite à tous ses projets :

 « Si j’apprenais l’hébreu, les sciences, l’histoire ! »
    Tout cela, c’est la mer à boire ;
    Mais rien à l’homme ne suffit.
Pour fournir aux projets que forme un seul esprit,
Il faudrait quatre corps ; encore loin d’y suffire,
À mi-chemin je crois que tous demeureraient ;
Quatre Mathusalem bout à bout ne pourraient
    Mettre à fin ce qu’un seul désire.

Je ne quittai donc Autun qu’à moitié satisfait. Je rentrai à Épinac, et j’y observai les gens à défaut des antiquités. N’est-ce pas à tout prendre la meilleure chose que nous puissions faire que d’observer autrui. En étudiant les hommes, on s’étudie, et la plus sage maxime des philosophes est encore celle-ci : « Connais-toi toi-même. »

J’interrogeai d’abord les braves mineurs, ces pionniers de l’industrie comme on les a si bien appelés. Je me mis au courant de leurs travaux, de leurs habitudes, de leur genre de vie, de leur salaire. Partout je trouvai des ouvriers contents de leur sort, dévoués à leurs chefs, fidèles à la discipline, et obéissant sans se plaindre à tous les ordres des maîtres mineurs. Que ne puis-je ici ouvrir mon album, et faire défiler sous les yeux du lecteur tous ces hommes calmes, réservés, portant empreints sur leur rude figure le sang-froid, la patience et toutes les qualités viriles qui sont indispensables au mineur, ce soldat de l’abîme, qu’on le prenne dans les mines de charbon ou dans les mines de métaux ? Mais si je ne puis faire poser ici l’armée du travail tout entière, je ferai défiler au moins les chefs, je veux dire les chefs immédiats, les maîtres mineurs, les caporaux, comme on les nomme dans quelques mines, où les expressions militaires sont volontiers adoptées.

Parmi les caporaux d’Épinac, le premier qui se présente est Pierre Lhôte, le vaillant chef mineur des chantiers souterrains. Avant d’exploiter la houille, il a été au siége de Constantine, et a pris la ville avec Lamoricière, beau début ! Sans doute il s’est fait houilleur pour continuer à brûler de la poudre.

Pierre Lhôte apporte dans son service toute la rigidité du soldat. L’ingénieur vient-il visiter un chantier, il dit à ses hommes : « Allons, mes enfants, rangez-vous, voici monsieur l’ingénieur qui va passer. » Peu s’en faut qu’il ne les aligne au port d’armes, le pic debout dans la main droite, la gauche appuyée sur la pelle.

Un jour les mineurs, au fond des travaux, menacent de se mettre en grève. On dispute sur le prix de l’ouvrage, on ne s’entend pas. « Mes enfants, attendez-moi là, dit Pierre Lhôte, je vais consulter monsieur l’ingénieur. » Il revient. « Écoutez, mes enfants, ce que monsieur lïngénieur m’a répondu :

« Pierre Lhôte, va-t’en dire à tes hommes que le poste de jour commence le matin à six heures, s’arrête de midi à une heure pour le repas, et finit à quatre heures du soir. Voilà, mes enfants, ce que monsieur l’ingénieur m’a dit. Il est notre chef, je lui obéis, vous n’obéissez ; allons, mes enfants, à l’ouvrage. » Et de grève il ne fut plus question.

Côte à côte avec Pierre Lhôte, surveillant du dedans, marche à Épinac le père Garnier, surveillant du jour. C’est lui qui dirige le triage, le lavage, l’expédition de la houille, la fabrication du coke ; c’est à lui qu’incombent tous les détails du service extérieur. Il a l’œil à tout, prêt à satisfaire tout le monde. « Oui, monsieur le directeur ! Oui, monsieur l’ingénieur ! »

Le Carême de l’établissement alimentaire d’Épinac, le père Lanus, qui fait bouillir ses gamelles avec une exactitude militaire, prêt à l’heure, inflexible sur la remise des jetons qui sont les équivalents des plats qu’on demande, ne faisant crédit à personne, mais donnant aussi à chacun sa juste part ; et le Figaro de la houillère, à la fois infirmier et barbier, qui a été au siége de Rome comme Pierre Lhôte au siége de Constantine, et qui cumule, comme les barbiers espagnols, saignant et rasant à la fois, sont encore des types, plus pacifiques il est vrai, que les précédents, mais qu’il ne faut pas oublier parmi ceux de cet intéressant district.

Et maintenant, après avoir parlé des houilleurs, me sera-t-il permis de parler des gens du pays, des Épinaciens, ces anciens vassaux du seigneur d’Épinac qui, comme tant d’autres, a fait ses malles en 1789, et n’est jamais plus revenu. Mais les Épinaciens sont chatouilleux, et ne veulent pas qu’on parle d’eux ni en bien ni en mal.

La cité d’Épinac est, du reste, comme cette académie de province que cite Voltaire (l’Académie de Marseille, je crois), si sage qu’elle n’a jamais fait parler d’elle. Rabattons-nous donc sur M. le maire, personnage administratif, et sur lequel nous pouvons peut-être glisser un mot. Un fin matois que ce maire de canton, dont je ne veux pas blâmer les actes, mais présenter seulement ici la carte photographiée. Le jour ou j’allai lui rendre visite, je le rencontrai conférant avec le gendarme et le commissaire de police, deux autres autorités de l’endroit. Il les recevait en audience chez lui, dans une petite chambre qui s’ouvrait sur une basse-cour, le tout donnant sur la route. D’un côté la cheminée, à fleur de sol et à la hotte proéminente, sous laquelle se prélassait la crémaillère qui se projetait contre des briques noircies ; de l’autre côté, un antique bahut en noyer, sans doute bourré de linge ; au fond, un lit au couvre-pied piqué et de couleur bariolée.

Le maire sur le chef avait un casque à mèche.

« Et moi aussi, j’ai un chapeau, dit-il en me voyant, mais je le garde pour les grands jours. » J’échangeai quelques politesses avec ce premier magistrat du pays en blouse bleue. C’est lui qui, là comme partout, mène les campagnes électorales, fait réparer l’église et les fontaines, empierrer les chemins vicinaux, et règle la prestation en nature, ce dernier reste de la corvée.

L’alcade d’Épinac a une haute idée de sa personne ; volontiers il se croirait inamovible comme un juge :