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qui la supporte et s’étend en une nappe ondulée, qui ne tarde pas à buter contre ce qu’on appelle en géologie une faille. C’est une dislocation du terrain où la couche manque, faillit. Une barre de roches stériles coupe brusquement le terrain houiller. La couche, rompue, a glissé, elle a été rejetée au delà de cette barre, pour reprendre, à un niveau plus bas sans doute, sa primitive allure. Mais la barre n’a pas été franchie. Est-on certain de retrouver au delà le prolongement du terrain houiller, et si ce terrain s’y rencontre, à quelle profondeur passe-t-il ?

L’existence de la houille à Montchanin permet de répondre affirmativement à la première de ces questions ; le Creusot s’est chargé de la solution de la seconde.

Dans un livre récemment édité[1], j’ai parlé de cette recherche de l’inconnu, où les applications les plus hautes de la géologie souterraine et de la physique du globe, se mêlent à une dramatique aventure. « Quelle fortune pour le Creusot, en présence de son énorme consommation de houille, si son riche gisement se reliait à celui de Montchanin ! Dès 1853 un sondage fut donc décidé. Appelé pour en fixer le point le plus propice, le savant géologue, M. Fournet, professeur à la Faculté des sciences de Lyon, commença de patientes études. Après plusieurs mois d’investigations, il indiqua le lieu dit la Mouille-Longe, entre le Creusot et le canal du Centre, comme celui qui lui paraissait le plus convenable pour le sondage projeté. Tout aussitôt M. Kind fut convié à entreprendre ce travail. Les outils les plus perfectionnés furent mis en usage ; on en inventa même pour ce cas spécial. Des cylindres massifs, de trente centimètres de diamètre, d’une longueur de près d’un mètre, furent successivement extraits. Le témoin, remonté, au jour était immédiatement examiné avec le plus grand soin, étiqueté et classé.

« En 1865, visitant à diverses reprises le Creusot, j’ai vu, dans les collections de la houillère, ces précieux échantillons qu’on y conserve religieusement. J’ai pris, je l’avoue, un bien vif plaisir à les étudier, en songeant au prix de quels longs efforts on est seulement parvenu à les extraire et de quelles profondeurs ils sortaient. Dans leur ensemble, ils forment la coupe géologique assurément la plus exacte et la plus intéressante que l’on connaisse.

« Le sondage de la Mouille-Longe a duré quatre ans ; il ne s’est arrêté qu’en 1857. On était arrivé à la profondeur énorme de neuf cent vingt mètres ; et le trou qui, au début, avait le diamètre de trente centimètres, en avait conservé un de seize. On n’avait pas quitté le terrain houiller, et des empreintes de végétaux particuliers qu’on voyait sur la section des colonnes ramenées par la sonde, avaient été soumises à l’examen de M. Adolphe Brongniart. Le grand botaniste avait reconnu dans ces empreintes l’Annularia longifolia, l’une des plantes caractéristiques du terrain houiller. Un accident que rien ne faisait prévoir, vint malheureusement arrêter ce sondage, le plus profond de beaucoup qui ait jamais été exécuté, et qui est passé presque à l’état légendaire pour ceux qui s’occupent de ces sortes de travaux. Au fond du trou, l’outil de sonde s’était rompu. Dans ce boyau étroit, resté cependant vertical et où il fallait chaque jour descendre et remonter patiemment les trépans d’acier, en vissant et en dévissant successivement les tiges qui étaient en bois, il était pour ainsi dire sans exemple que nul accident grave ne fût encore survenu. M. Kind, dont la longue et pénible carrière de sondeur a été marquée par tant de péripéties diverses, vit cette fois son expérience en défaut. Aucun de ses grappins ne put mordre sur l’outil engagé ; toujours le trépan, retenu captif, refusa de se laisser saisir, et il fallut, au bout de six mois d’efforts infructueux, abandonner le trou sans espoir de jamais le reprendre. Le Creusot eût donné volontiers un million pour que ce travail ne fût pas interrompu.

« Quelques jours après l’abandon définitif, le contre-maître Gentet (il faut conserver le nom de ce brave homme), monté sur la plate-forme du sondage, essayait encore, dans un suprême effort, de ramener l’outil engagé. Il voulait, dans un de ces moments de prescience qui ne sont pas rares chez le sondeur, vaincre l’obstacle qu’il lui semblait deviner au fond du trou. La machine à vapeur, organe moteur de la sonde, tirait de toute sa force sur la tête des tiges que Gentet secouait fortement, lorsque tout à coup un craquement sinistre se fit entendre : c’était le câble qui se rompait. Gentet avait la main sur la première tige, très-près d’un plancher de service par où elle s’engageait. Sa main resta prise comme dans un étau, serrée par ce poids énorme de plusieurs milliers de kilogrammes.

« L’engin voulait redescendre, et sans cette main interposée là comme un coin, il serait retombé au fond. Tandis que ses camarades, perdant la tête, ne savaient plus comment le dégager, le patient, resté seul de sang froid, leur indiqua de scier la tige au-dessous, unique moyen qu’il y eût de faire cesser son horrible torture. Puis, tenant les lambeaux de sa main broyée (c’était la droite), dans celle restée intacte, il franchit à pied la distance d’une lieue qui le séparait du Creusot, et là, sans pousser une plainte, il supporta l’amputation du poignet. Les exemples d’un aussi vaillant courage ne sont pas rares chez les mineurs.

« Depuis cet accident, le sondage de la Mouille-Longe a été complètement abandonné. La charpente qui, recouvrant le trou, abritait la machine à vapeur et tout l’appareil avec elle, le village d’ouvriers bâti dans le voisinage en vue d’une prochaine exploitation, tout cela est demeuré désert. Seul, un infatigable observateur, M. Walferdin, qui a porté sur tant de points ses thermomètres à déversement (ainsi nommés parce que le déversement du mercure dans une ampoule qui surmonte l’instrument, y marque le maximum de température), est venu revoir un jour ce sondage, pour y vérifier une fois de plus la loi d’accroissement de la chaleur

  1. La Vie souterraine ou les mines et les mineurs, Paris, Hachette, 1867.