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Elle s’est introduite dans toutes les usines, dans tous les ateliers, et aujourd’hui, si l’on examine avec attention ce qui se passe, on voit que la machine fait presque tous les travaux appelés naguère manuels : elle lime, elle polit, elle tourne, elle rabote le fer, l’acier, le bronze comme le bois. Il n’est rien qu’elle ne fasse. Elle agit pour ainsi dire comme une personne intelligente, et l’on en a vu dans les expositions plus d’un exemple remarquable.

On devine la grandeur de la conquête ! C’est l’émancipation intellectuelle de l’ouvrier. L’œil et la tête restent libres ainsi que la main ; l’ouvrier est près de sa machine ; c’est la machine qui travaille, qui est l’esclave. On dirait qu’Aristote avait lui-même prévu ce fait, lorsqu’il écrivait qu’« il n’y aurait plus d’esclaves le jour où le fuseau et la navette marcheraient seuls. » Eh bien, aujourd’hui, le fuseau et la navette marchent seuls, et c’est probablement à cela que nous devrons peu à peu l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies. N’oublions pas que ce jour-là, c’est la machine à vapeur, et par conséquent un morceau de charbon, qui auront amené ce grand phénomène social. Honneur donc au charbon de terre !

Mais la conquête ne s’est pas bornée là. Il ne s’agit pas seulement d’extraire le charbon des mines, et de tenir les travaux à sec, de remonter à la fois les eaux et la pierre ; il faut encore transporter le minéral, et le minéral est lourd, encombrant et de peu de valeur. Il faut donc le voiturer à peu de frais et aussi loin que possible, afin d’augmenter les débouchés et la consommation. C’est ici que l’on voit naître l’invention des chemins de fer, comme tout à l’heure on a vu l’invention de la machine à vapeur sortir du fond des mines de houille.


Maître-mineur des houillères de Saône-et-Loire (mines du Montceau). Dessin de A. de Neuville d’après F. Bonhommé.

Dans le pays de Galles, dans ces houillère où la machine à vapeur est née, on cherche un moyen économique de transporter la houille ; on imagine d’établir dans les galeries des rails de bois sur lesquels les wagons roulent avec facilité. Par ce moyen le prix de transport diminue en même temps que la quantité des charges augmente. Mais bientôt le bois se pourrit, et alors on remplace les rails de bois par des ornières de fonte, d’abord creuses. Celles-ci sont bien vite obstruées par la boue, et l’on y substitue des ornières à rebord, enfin des ornières plates. Ce jour-là le rail est trouvé, et avec lui le rail-way, c’est-à-dire le chemin de fer. Mais sur ces chemins de fer les voitures à vapeur ne roulent pas encore. Ce sont toujours des charrettes traînées par des chevaux, et c’est alors que de nouveaux chercheurs se mettent à l’œuvre.

Émule de Savery, de Newcomen et de Watt, le Gallois Trewithick imagine de lancer une voiture à vapeur sur les rails. Afin de maintenir l’adhérence, sans laquelle les roues ne marcheraient pas, il a l’idée d’armer de dents la roue motrice de la voiture à vapeur, ainsi que le rail : c’est une roue dentée qui se déroule sur une crémaillère. La voiture marche moins vite qu’une charrette sur une route boueuse.

Est-ce à dire que l’invention va se perdre ? Loin de là. Immédiatement nous voyons apparaître un Anglais, George Stephenson, le père du grand ingénieur Robert, et à côté de lui un Français que l’on peut citer avec orgueil, Marc Seguin, parent des Montgolfier, chargé aujourd’hui de gloire et d’années.

Marc Seguin et George Stephenson inventent, tous deux à la fois, la locomotive. Marc Seguin imagine les tubes qui entourent l’eau et dans lesquels circulent les gaz venant du foyer. Ces tubes, par leur développement, donnent une immense étendue à la surface chauffée. On peut ainsi, dans un temps donné, vaporiser une grande quantité d’eau, et obtenir la vitesse voulue pour marcher sur les chemins de fer. Mais il faut qu’une autre invention complète celle-ci. Ces tubes, par leur nombre et leur petit diamètre, pourraient arrêter net, dans la chaudière, le tirage de la cheminée. Alors arrive George Stephenson qui, en lançant dans la cheminée le jet de vapeur qui a agi sur le piston, ravive, par cet ingénieux artifice, le tirage du foyer gêné par l’invention de Seguin.

Dès ce moment la découverte est complète, la locomotive est fixée de tous points. Comme Watt a arrêté définitivement les dispositions de la machine à vapeur, George Stephenson et Marc Seguin arrêtent définitivement celles de la locomotive. La locomotive ! c’est elle qui fait tomber une à une les barrières naturelles ou fictives que les nations ont élevées entre elles ; c’est elle qui fusionne toutes les races, et qui fait disparaître les inimitiés de peuple à peuple. Si jamais la guerre disparaît, et il faut bien espérer que nous en arriverons à ce grand résultat, bien que le jour ne soit pas prochain ; si jamais la guerre disparaît, c’est à la loco-