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rue et me propose de me conduire à des chambres meublées ; une heure après, je suis installé dans la via Sixtina, à deux pas du Pincio et de la place d’Espagne, chez la signora B…, au deuxième étage, dans une chambre dont la propreté me paraît acceptable ; je verrai si les insectes rongeurs m’y laisseront en repos.

Je t’écrirai une lettre chaque soir pour te rendre compte de ma journée. Je te dirai rapidement ce que j’aurai vu, mais ne t’attends pas à recevoir des détails sur les arts, sur les galeries, sur les musées, sur les ruines ; tout au plus, en passant, te donnerai-je quelques renseignements sur le paysage ou le décor dans lesquels se passeront les cérémonies auxquelles je vais assister : je suis ici pour la semaine sainte et ne vais pas m’occuper d’autre chose.

Je me suis déjà renseigné sur les précautions à prendre. Il faut, pour les dames, des billets de tribune, dits billets d’ambassade, qu’on trouve chez les banquiers et dont les ambassades manquent généralement quand les jours saints sont proches ; les dames doivent être vêtues en noir, en cheveux, avec un voile sur la tête : les hommes, en noir, en habit, gants blancs, tenue de noce ou d’enterrement ; une voiture est bonne à retenir pour ces jours d’affluence ; si on veut (ou si l’on peut) payer un équipage avec grandes livrées, on circule à toute heure, aller et retour, par le pont Saint-Ange ; sinon, passé une heure avant les cérémonies, il faut faire un long détour ou aller à pied : la protection d’un fonctionnaire, d’un prélat, d’un garde noble, n’est pas à dédaigner : on a toujours à désirer quelques menues préférences. Il est nécessaire d’acheter un Diario Romano ou almanach coûtant un paul (50 c.), et indiquant l’ordre et l’heure des cérémonies.

Aujourd’hui j’ai passé longtemps au Pincio. De ses terrasses, les longues lignes de Saint-Pierre et du Vatican se prolongent au-dessus du panorama romain et offrent, avec la campagne qui leur sert de fond, un coup d’œil admirable.


VENDREDI AVANT LES RAMEAUX.


Visite à Saint-Pierre. — Dévotions du pape. — Le saint Pierre de bronze. — Topographie du Vatican. — Saint-Étienne le Rond. — Ses fresques.

Ce matin, à dix heures, je me suis dirigé vers Saint-Pierre où, tous les vendredis de carême, à midi, le pape descend faire ses dévotions ; j’étais parti d’avance pour avoir le temps de voir un peu Saint-Pierre et la place.

Une longue rue, presque droite, et qui change trois ou quatre fois de nom depuis la place d’Espagne où elle s’appelle via Condotti, jusqu’au Tibre où elle s’appelle via Tordinona, me conduisit rapidement au château Saint-Ange ; de là, par la rue du Borgo Nuovo, j’arrivai à Saint-Pierre. Du pont Saint-Ange, on juge mieux la coupole que lorsqu’on s’approche davantage ; l’énorme masse de la façade, combinée avec l’allongement de la basilique en forme de croix latine, fait que de près, le tambour de la coupole disparaît presque complétement ; le dôme semble ainsi lourd et écrasé, tandis que de loin, il reprend sa physionomie particulière : à son tour, il écrase et fait paraître petit le Vatican tout entier avec ses longues terrasses et ses étages superposés en nombre effrayant ; si l’un des projets primitifs n’eût pas été changé, si la croix grecque eût été conservée dans le plan de Saint-Pierre, la coupole eût dominé la place ; mais on est tombé dans un cercle d’où l’on ne pouvait guère sortir : l’exagération de la basilique demandait une façade en proportion de sa masse, et cette façade, qui plus grêle eût été impossible, gâtait par ses proportions nécessaires le dessin primitif du monument. Heureusement pour Saint-Pierre, on ne peut faire ces raisonnements que lorsqu’on le connaît déjà. Une fois dans le Borgo, on ne le voit plus ; on se retrouve dans une rue peu large, à maisons vieilles et souvent misérables, et quand on débouche sur la place le décor est complétement modifié ; si l’on compare les maisons de grandeur ordinaire qui sont sur la place avec la colonnade et la basilique, le jugement s’établit et l’on reste stupéfait des dimensions énormes de cet amas d’édifices. Il y aurait certes bien des réserves à faire sur le système du colossal ainsi poussé à outrance, mais il est évident que comme décor pour les cérémonies, comme effet scénique, il était impossible de créer à la religion un cadre plus majestueux.

En haut de la rampe est le vestibule, dont les proportions sont telles, que l’on rapporte que les voyageurs le prennent parfois pour Saint-Pierre : cette tradition est fort vieille, ne peut plus être admise et ne pouvait l’être qu’à une époque où la gravure n’avait pas popularisé les vues de Rome. Sur le vestibule s’ouvrent cinq portes, dont une est toujours scellée et murée : c’est la porte du Jubilé et elle ne devrait s’ouvrir que tous les cent ans ; mais les jubilés sont plus fréquents : ils se renouvellent à présent tous les cinquante ans, même tous les vingt-cinq ans : cette porte murée est la seconde du côté droit en regardant la façade. La porte du milieu, un peu plus grande que les autres, sert aux cortéges du pape ; des rideaux de cuir épais, lourds a écraser le visiteur, ferment les autres.

Lorsqu’on pénètre dans l’intérieur de Saint-Pierre, deux choses luttent dans l’esprit. On sait que les proportions sont énormes, on en a la certitude, et cependant l’œil ne trouve pas, à première vue, la confirmation du sentiment de la grandeur qu’on s’attendait à y trouver. Les détails sont établis dans des proportions exagérées, sans aucune relation avec l’échelle humaine ; ils empêchent de bien sentir dès l’abord les mesures de l’édifice. L’illusion produite sur l’esprit par ce défaut de proportions avec l’homme est telle, que le voyageur inexpérimenté y est aisément trompé ; on lui fait estimer de loin et la première fois qu’il se rend à Saint-Pierre, la grosseur et la hauteur des objets ; la réflexion ne met pas à l’abri d’une erreur qui prête toujours à rire à celui qui l’a provoquée. Au reste, la décoration de Saint-Pierre n’est pas du grand art, c’est de l’art grand, et voilà tout.