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pied à pied la langue et les coutumes galloises battues en brèche par le mauvais vouloir des Anglais. Ces derniers veulent opérer dans la principauté le même travail d’absorption qui a si bien réussi en Écosse et en Cornouailles, et s’assimiler comme dans ces deux pays, les habitants et la langue primitive. L’esprit de nationalité est encore très-vivace dans le pays de Galles qui a conservé sa langue et sa physionomie propre. En effet rien n’est plus différent d’un Anglais qu’un Gallois ; le premier à une roideur (au moins apparente) qui n’existe pas en Galles. Le Gallois comme le Français, dont il se rapproche beaucoup par les traits comme par les mœurs, est d’accès plus facile, et se montre bien plus disposé à faire des avances au voyageur. La femme galloise, elle aussi, a quelque chose d’original et de fier qui signale le vieux sang indompté des Kymris. Dans la conversation, elle a plus d’entrain, plus de gaieté que les Anglaises ; une Galloise ne sachant que quelques mots de français, parlera volontiers avec un étranger, et devinera presque sa pensée, ce qui n’arrive pas toujours avec une Anglaise.

La réception qu’on me fit fut aussi cordiale que gracieuse. Milady me conduisit immédiatement dans son jardin où je m’arrêtai devant un Rhododendron gigantesque de cent cinquante pieds de circonférence. Au milieu d’un petit bois, j’aperçus neuf fontaines provenant de neuf sources aussi abondantes l’été que l’hiver, et qui ne tarissent jamais, même dans les plus chaudes saisons[1]. Plus loin, en traversant le parc, nous arrivâmes au village de Llanover. Milady, qui s’occupe du bien-être de tous, était venue nous accompagner, M. Martin et moi. Elle s’arrêta dans plusieurs maisons, et donna à chacun de ses tenanciers des encouragements et de bonnes paroles. L’intérieur des fermes est remarquablement soigné, tous les meubles sont frottés ; le foyer est en fer, les parquets luisants et polis rappellent la propreté des maisons hollandaises. Comme je faisais remarquer à M. H. Martin quelle différence il y avait entre ce foyer et le foyer breton : « Ne dites pas de mal des Bretons, observa milady, ce sont nos frères ! » Pour les Gallois, la Bretagne est la sœur patrie, et ils appellent les Bretons, nos frères de Gaule. Dans un des cottages, la maîtresse du logis nous montra avec orgueil un magnifique escalier en bois sculpté ; il doit dater de plusieurs centaines d’années.

Une petite auberge attira mes regards par son enseigne extraordinaire. C’était un tableau à l’huile représentant une scène fantastique, une sorte d’apparition bizarre. On me dit qu’il avait été peint d’après nature à l’époque du dernier Mary-Lewid et l’on m’expliqua cette vieille et curieuse coutume qui s’éteint comme tant d’autres. Le jour des Rois, les jeunes gens se procurent le squelette d’une tête de cheval, et l’ornent de rosettes de soie et de rubans de toutes couleurs. Dans le creux des yeux, on met deux bouteilles cassées, et dans chacune une petite lanterne. Le soir des Rois, appelé en Galles, la nuit du Mary-Lewyd, un garçon met sa tête dans ce squelette, se couvre d’un drap blanc, et promène cette espèce de fantôme de maison en maison, en faisant la quête. Trois jeunes gens accoutrés d’une manière fantastique, exécutent derrière le spectre une danse particulière ; puis chantent en partant un air charmant qui porte le même nom de Mary-Lewyd.

Les Gallois ont comme les Basques et les Bretons, l’habitude de lutter paroisse contre paroisse. L’excitation que produisent ces rivalités est incroyable. Pour décider leurs prétentions, ils se rendent dans de grandes plaines, et vingt ou trente joueurs de chaque côté se renvoient la balle, en présence d’une multitude de spectateurs.

Actuellement m’a dit une vieille femme de Llanover, les jeunes gens ne s’amusent plus comme autrefois à toutes sortes de jeux. Cet abandon des anciens jeux populaires, a cependant sa compensation, car maintenant les jeunes gens occupent leurs loisirs à composer de la musique, à écrire des vers et des essais en prose, afin d’obtenir des récompenses aux Eistedfods ou réunions bardiques qui se tiennent tous les ans. Ces goûts contribuent à conserver la langue, la littérature nationale, et la culture de la poésie pour laquelle les Gallois ont tant d’aptitude. L’exemple le plus frappant qu’on puisse en donner c’est le Pennilion, où se montre dans toute sa vivacité, le véritable talent d’improvisation que les Gallois possèdent comme les Basques et les Bretons. Deux concurrents chantent, avec ou sans accompagnement de harpe, des stances appelées Pennilion. Le premier improvise des vers et les chante ; le second reprend l’air et introduit dans la réplique une pointe comique et satirique. D’autres improvisateurs les suivent et tant qu’il se trouve un champion, le joyeux combat continue ; cela dure quelquefois toute une nuit.

Les environs de Llanover abondent en sites magnifiques. On nous conduisit une fois à l’endroit ou commence le comté de Brecknock, et nous restâmes longtemps à contempler le paysage environnant, et les pics du pain de Sucre et du Blorenge entourés de ce léger brouillard bleuâtre qui laisse entrevoir le contour et la masse des montagnes, sans les voiler entièrement comme la brume épaisse de la Suisse.

Une autre fois, nous allâmes visiter l’ancienne COURT de Llanover, c’est-à-dire l’endroit ou habitait la famille Hall avant la construction du château, qui ne date que d’une trentaine d’années. La porte d’entrée, un couloir et un bel escalier sont en bois sculpté. Dans la salle, près du foyer je remarquai un vieux siége en bois où quatre personnes peuvent s’asseoir : c’est là que se réunit la famille après le repas du soir, et c’est le moment que choisissent les vieillards pour conter les légendes de fées qu’affectionnent tant les Gallois. La maison a son esprit, qui est le Pooka ou Puck, que nous retrouvons dans le Songe d’une nuit d’été. Comme l’a dit spirituellement Ch. Dickens, c’est le droit de toute grande famille d’avoir un fantôme ou un lutin dans son château. Le Pooka est d’un très-bon naturel ; si on met une pelle près du foyer, il le balayera ; si vous laissez

  1. Ce sont les fontaines de Saint-Gower, vieux saint gallois qui a donné son nom au château (Llan-gower Llanover).