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nagées ; car nulle part au monde l’irrigation des rizières n’est mieux comprise qu’en Corée. Ce prodigieux travail humain ne laisse rien à désirer ici ; pas une parcelle de terrain n’est perdue. Je crois que cette culture, appliquée sur certaines collines improductives de France, notamment en Auvergne, contribuerait certainement à augmenter les richesses naturelles de notre pays.

Des renflements de terrain, qui indiquent une canalisation souterraine, sillonnent transversalement la roule à demi tracée, que nos chevaux montent et descendent, effrayés maintes fois par la brusque levée d’appareils hydrauliques en bois, servant, au moment voulu, à retenir ou à faire écouler les eaux. Le petit poney sournois dont j’ai parlé en profite pour désarçonner de temps à autre le soldat coréen qui le monte et persiste, malgré mes conseils, à vouloir le dresser.

Nous continuons notre marche ascensionnelle ; en franchissant le Mo-ko-kay, bientôt la culture diminue et des masses rocheuses nous environnent. Un torrent impétueux coule à travers d’énormes pierres détachées des flancs de la montagne. Elle est recouverte à sa base, d’un inextricable fouillis d’arbustes, sombre repaire de bêtes féroces. J’admire même sur la terre humide les traces encore fraîches d’un énorme tigre. La caravane se presse davantage, elle arrive à Pi-ho-ri, franchit de là le Kop-tol-koi-kai, chaînes de montagnes où se trouvent des mines de marbre, et atteint avant la nuit Kop-tong-ko-kol-mak.

Comme nous sommes assez haut dans la montagne, le froid se faisant sentir, on allume le feu dans le conduit souterrain sur lequel est ma chambre. J’y rentre, après l’installation de mes hommes et de mes chevaux, et sens une vive impression de chaleur à travers mes épaisses chaussures ; immédiatement m’assure si le feu n’est pas au parquet. Je m’aperçois qu’en resserrant dans cette pièce mon bagage, les sapèques et leurs armes, mes soldats ont laissé par terre leurs paquets de cartouches. De sorte que si je n’avais pas pris les précautions nécessaires, grâce au plancher surchauffé, mon voyage en Corée se terminait probablement cette nuit-là par une effroyable explosion.

Cheval d’offrande en fonte. — Dessin de F. Courboin, d’après nature.

Le lendemain matin, je veux me rendre compte jusqu’où va la simplicité militaire des deux braves guerriers chargés de m’accompagner. Comme j’ai leurs fusils dans ma chambre, je les examine. Ils sont à tabatière, de fabrication européenne et assez bien entretenus, à part ce léger détail que les canons sont bouchés. J’en fais l’observation à mes deux soldats : ils se mettent à rire, et, simulant de charger et tirer leur arme, ils achèvent leur pantomime par un boum ! avec un geste significatif pour m’indiquer que l’explosion les débouchera naturellement, Je commence à mon tour l’exercice et termine par un boum ! non moins expressif que le leur, en indiquant comment la décharge probable aura lieu à leur grand dommage. Je n’ai pas besoin de répéter la démonstration : on remet de suite les fusils en état, et je monte sur mon cheval en entonnant à pleine voix Vaillants guerriers !

Après avoir quitté les gorges que nous avons parcourues la veille, nous suivons la vallée assez large de Bi-ji-ma-thon.

Dans la plaine, entourée de collines, que nous traversons, un grand nombre de cultivateurs se livrent aux travaux agricoles, d’après les usages du pays. Ainsi deux Coréens placés de chaque côté du petit ruisseau que nous suivons se servent d’un singulier appareil pour remonter l’eau à un niveau plus élevé. Il consiste en une espèce de cuvette en bois maintenue entre deux cordes qui servent à l’élever en l’air lorsqu’elle est remplie d’eau, qu’on projette ensuite dans une rigole ménagée au-dessus du lit de la rivière, Là, une pelle en bois, suspendue au moyen d’une corde attachée à un trépied rustique formé de trois perches réunies à leur extrémité supérieure, sert au même usage. Tout ce système hydraulique se poursuit en se renouvelant, jusqu’à ce qu’enfin on amène l’eau à la hauteur nécessaire. Plus loin un groupe singulier de trois hommes attire mes regards, et rien n’égale mon étonnement en voyant de quelle étrange manière ils procèdent au labourage ; l’un d’eux est armé d’une pelle en bois, à l’extrémité de laquelle une plaque de fer est comme sertie. Notre homme enfonce de tous ses efforts son instrument dans le sol ; à peine cela est-il fait que ses deux compagnons tirent sur deux cordes fixées au bas de la bêche qu’ils font ressortir en entraînant toute la terre dont elle est chargée. Ce procédé est seulement employé par les petits cultivateurs : ceux qui sont riches se servent de charrues et de taureaux. Nous passons ensuite devant un petit garçon d’une douzaine d’années qui ensemence pendant que son père le suit, recouvrant les graines au moyen d’une sortie de râteau en bois sans dents. Enfin voici un groupe de Coréens prenant leur repas, assis en plein champ. Ils mangent à l’aide de cuillers en bois ou en métal et de baguettes à la façon chinoise et japonaise. Leur menu est très frugal, mais ils s’offrent parfois pour le terminer un concert instrumental si assourdissant, que, l’ayant une fois entendu, je ne l’oublierai jamais, ce qui ne m’empêche pas de préférer cent fois à toute cette musique rusticana la symphonie pastorale de Haydn.