Page:Le Tour du monde - 63.djvu/353

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elles-mêmes sont encombrées de spectateurs curieux. Ils sont bizarrement éclairés par trois grandes lanternes polychromes qui projettent leurs rayons à travers une atmosphère chargée de fumée de tabac, donnant une couleur spéciale à ce tableau si étrange. Dans le fond de la pièce, les moines bouddhistes, avec leurs têtes rasées, leurs soutanes couleur marron, leurs ceintures de chanvre, leurs rosaires, leurs chapelets placés autour du cou ou suspendus à leurs ceintures, etc., regardent avec étonnement et la plus grande attention. Les novices, aux jeunes figures rayonnantes d’admiration, contemplent avidement la scène, oubliant ce qu’ils sont et où ils sont. Nos propres serviteurs sont mêlés avec eux ; leurs vêtements de diverses nuances et leurs chapeaux de feutre noir forment un contraste étrange avec le simple costume des moines. Dans cette foule compacte et mélangée, la curiosité fait oublier le rang : nul ne céderait sa place, pas plus les domestiques, ayant toujours en Corée le privilège de tout voir, que ces excellents moines, qui, malgré leur profession, tiennent absolument à assister au spectacle.

« Il commence enfin. Les exécutants nous font d’abord de la musique, ils tirent de leurs instruments habituels les sons les plus discordants ; l’ensemble n’existe pas ; flageolets, flûtes et violons à deux cordes ne s’entendent que pour marcher à contre-mesure ; seuls tambours, cymbales et gongs, en raison de leur ton neutre, s’harmonisent avec tout le monde.

« Le concert cesse, on nous sert le thé, puis vient la représentation dramatique.

« Le théâtre en Corée est composé uniquement de scènes caractéristiques. Elles forment presque toujours un monologue débité par un seul acteur, bien qu’un ou deux autres lui prêtent quelquefois leur assistance, mais ce sont des ombres servant à mettre l’étoile mieux en évidence. Il n’y a ni scène, ni décors : l’acteur est là devant nous avec le costume qu’il a pu improviser pour répondre à ses besoins : un peu plus ou un peu moins de vêtements, c’est tout. Il saisit habilement quelques traits de mœurs ou usages coréens et les présente très bien sous leur côté comique ; étrangers et natifs, nous sommes tous enchantés. Par exemple c’est un paysan tâchant d’obtenir une entrevue avec un noble pour lui présenter une requête qu’il doit faire depuis longtemps. Il emploie tous les artifices possibles pour persuader au garde de le laisser entrer ; c’est un mélange d’effronterie, d’amabilité, de cajolerie à émouvoir tout le monde, excepté un chien de garde. À la fin le cerbère se laisse persuader et le rustique se trouve alors en présence du grand personnage. Il redevient tout à coup aussi respectueux que vous pouvez le désirer. Simple mais éloquent, on trouve en lui un modèle de la plus parfaite servilité, c’est évidemment un homme qui sait ce qu’il veut et l’obtiendra. Tout ceci est représenté par l’artiste sans aucun accessoire, car il n’a pas même devant lui le noble imaginaire auquel il parle ; tout repose donc uniquement sur son talent.

Pêcheur à la ligne (voy. p. 341). — Gravure de Krakow, d’après un dessin coréen.

« Nous avons devant nous un artiste des plus remarquables. Le voici qui se montre sous la forme d’un faux aveugle, essayant, sous ce déguisement, de traverser Séoul la nuit, en dépit de la loi du couvre-feu. La patrouille arrive, il la trompe par toutes les maladresses de sa prétendue cécité, à la grande joie de l’auditoire, dont plus d’un a lui-même joué à son profit le rôle d’aveugle clairvoyant. Voici maintenant la tragédie. Un voyageur isolé se trouve face à face dans la montagne avec un tigre. Sa mimique terrifiée nous donne la chair de poule ; et quand tout à coup, devenu tigre lui-même, il pousse de rauques et formidables miaulements, notre sang se glace dans les veines, nous frémissons tous instinctivement. Le spectacle se termine gaiement par les embarras d’un marchand de tabac qui forme peut-être la meilleure partie de la représentation. Le pauvre diable tâche de vendre sa marchandise et ne réussit pas du tout ; il a presque persuadé quelqu’un contre sa propre volonté, lorsqu’un malentendu survient : enfin, le voici mêlé à une dispute, et quelque peu battu ; alors, frictionnant ses membres meurtris, il s’assied navré et recommence son inimitable cri de : « Tabac à vendre ! » qui sépare chacune des scènes de la façon la plus comique. Aussi, en rentrant dans nos cellules, répétons-nous tous avec la voix et le geste automatique de l’artiste : « Tabac, tabac à vendre ! »

Le lendemain, échange avec le gouverneur de plusieurs cartes, où nous nous faisons mutuellement, d’après les rites, une foule de politesses matinales. Je lui adresse enfin une lettre d’adieux exprimant tous mes remerciements de son gracieux accueil. En retour, il me souhaite un bon voyage, met à ma disposition sa magnifique escorte et m’annonce qu’un déjeuner m’est préparé par ses soins à la prochaine station. On ne peut être plus aimable, et, tout en étant très recon-