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après avoir fait un demi-cercle, se présente maintenant à nous sous l’aspect d’une simple colline.

La pluie qui nous menace depuis le matin tombe enfin ; aussitôt je mets mon caoutchouc, et tous mes hommes s’enveloppent dans d’énormes manteaux en papier huilé qui couvrent entièrement le corps, pendant que la tête disparaît sous un vaste bonnet triangulaire de même matière. Ces papiers, avant de devenir manteaux de pauvres diables, ont joué un rôle beaucoup plus glorieux, car, aux caractères chinois dont ils sont recouverts, mon interprète reconnaît que ce sont des feuillés de concours d’aspirants lettrés. Rien de curieux comme de voir ainsi se promener à travers la campagne ces vénérables thèses ambulantes. S’il est une chose au monde que le Coréen déteste, c’est la pluie. Quand un grain parfois nous surprend, tous mes gens demandent à s’arrêter au prochain village ; j’ai beau, en plaisantant, les appeler poules mouillées, eux, habituellement si gais, gardent l’air le plus navré. Cela tient non seulement à la misérable chaussure de paille qui protège très imparfaitement leurs pieds, mais surtout à une coutume religieuse relative aux prières publiques qu’on fait pour obtenir l’eau du ciel. Le mandarin, chargé de la demander au nom de la population, doit, s’il est exaucé, rester lui-même à la pluie jusqu’à la chute du jour, et nos hommes, en la recevant stoïquement, craignaient qu’on ne crût là-haut à leur désir d’être ainsi mouillés à perpétuité.

Paravent coréen. — Dessin de F. Courboin, d’après nature.

Aussi ce jour-là, après avoir marché plus de deux heures sous une pluie battante, je cède enfin à la demande réitérée de tous et m’arrête à Mil-yang, que nous apercevons brusquement ainsi que le fleuve. La ville s’élève en amphithéâtre sur une colline, chose exceptionnelle en Corée, car nous avons vu qu’on habite généralement au bas des coteaux, survivance probable de quelque ancienne coutume, dont il y aurait lieu de rechercher l’origine. Cette antique cité se présente à nous sous l’aspect le plus pittoresque. Au sommet de la colline s’élève son yamen en ruines, dont il ne reste que l’élégante et superbe toiture, soutenue par de gigantesques colonnes entre lesquelles on aperçoit le ciel, Deux ou trois temples et quelques édifices publics couverts de tuiles multicolores surgissent au milieu de nombreux toits de chaume, au-dessous desquels se dressent les remparts à demi détruits et recouverts de mousse. Ils dominent une plaine magnifique, où de-ci de-là croissent pittoresquement des bouquets d’arbres de toutes sortes, autour desquels, grâce à un regain de verdure, brillent mille fleurs des champs ; le fleuve la sillonne paresseusement de ses eaux endormies au reflet d’un blanc métallique. L’intérieur de la vieille cité est du plus curieux intérêt archéologique : ses rues, ses monuments et même ses maisons, particulièrement celles des nobles, la plupart en ruines, ont un caractère personnel dans leurs grandes lignes ; leurs délicates et capricieuses sculptures prouvent qu’il y a eu ici un véritable art architectural natif cherchant à se dégager des influences chinoises.

Plusieurs époques artistiques y sont représentées d’une si heureuse façon que Mil-yang est pour moi comme le Nuremberg de la Corée.


Charles Varat.


(La fin à la prochaine livraison.)