Page:Le Tour du monde - 63.djvu/407

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soupçonne pas les gorges et les vallées profondes taillées dans le roc vif, qui serpentent toutes fraîches à travers la sécheresse et l’aridité de ce singulier plateau.

Ce plateau, rongé par les météores et criblé de fissures, étale des abîmes, ouvre des antres où s’engloutissent des cours d’eau. Si l’ouïe avait assez de puissance, on pourrait, en collant son oreille contre la table de pierre, entendre le bruissement des sources qui circulent et s’enchevêtrent dans les mystérieuses entrailles du sol.

Çà et là bâillent les soupiraux fumants de ces rivières souterraines ; les étroits orifices d’abîmes s’ouvrent parfois sous les pas, et longtemps les pierres jetées dans ces ouvertures retentissent de rocher en rocher.

Quelquefois, à la suite de fortes pluies, le sol s’effondre, et l’on voit des gouffres se creuser subitement.

Un seul homme, Martel, a eu le courage de pénétrer dans ces bouches du Ténare, d’en explorer les profondeurs, de suivre le cours de ces rivières obscures. On sait quel succès a accueilli ses étonnantes révélations.

Les eaux du ciel, bues avidement, sur les causses altérés, par les puits béants de la pierre, par les cavernes, par les crevasses, par les trous, cloups ou igues, comme on dit dans le pays, ne sont pas perdues pour le Quercy. Là-bas vous les verrez, sous les hautes falaises de la Dordogne, dans la fissure gigantesque de l’Alzou, à l’Ouysse et ailleurs encore, s’échapper joyeusement de leurs sombres antres, apportant la fraîcheur et l’abondance, égayant des villages, faisant tourner les roues des moulins, arrosant des vallons, jasant doucement en des paradis ombreux.

Quelques sources surgissent bouillonnantes au fond même du lit de la Dordogne, et leur force est telle qu’elles peuvent soutenir un instant des cailloux à leur surface.

Sur une haute paroi rocheuse, dans le beau cirque de Montvalent, à Briance, est une ouverture d’où un flot jaillit comme si une artère de ce géant de pierre qui est le causse venait d’être subitement tranchée. À certains jours d’hiver il s’élance avec fureur et va se briser au loin contre le talus de la route. Lorsque les grandes pluies ont flagellé la terre ardente du plateau, les eaux s’échappent de cette caverne rouges comme du sang.

En été, par les longs mois de sécheresse, Briance est une cascatelle charmante qui laisse glisser du cristal dans une coupe d’émeraude où se penchent et se mirent des arbustes en fleur.

J’ai vu des pigeons d’une blancheur de neige se poser sur les pierres veloutées de mousses, au milieu du bassin, sous la chute même, et faire miroiter la nappe transparente de reflets chatoyants. Au crépuscule les oiseaux d’alentour s’y blottissent sous les feuilles, et leur gazouillement contenu, qui se mêle aux murmures de la source, m’a maintes fois charmé.

Un moulin s’appuie au roc tout contre l’ouverture ; les eaux vont rejoindre la Dordogne après avoir baigné les murailles d’un castel.

Tandis que je dessinais un jour la cascatelle, je fus invité par un châtelain à me reposer dans son manoir.

Le visiteur était fort courtois, la chaleur grande : je le suivis.

Le souvenir de la courte apparition que je fis dans cette demeure me restera toujours.

Une Caussenarde.

Je traversai à sa suite de grandes salles froides. Dans le vestibule, des chevaliers bardés de fer nous regardèrent passer d’un air hautain du haut de leurs cadres d’or noircis.

Dans un antique salon où nous pénétrâmes, une jeune fille d’une singulière beauté apparut. Sa chevelure était d’or bruni, ses yeux noirs. Son visage pâle. Je crus voir l’altière châtelaine de quelque vieux burg allemand. Ses mouvements même avaient un peu de la raideur majestueuse que j’imagine à ces souveraines des castels d’autrefois.

Je me souviens de l’impression que me faisaient dans cette salle vaguement éclairée nos paroles lentes qu’un écho étouffé répétait tout bas.

Je quittai le manoir et je repris le chemin du village encore assez éloigné. Le soleil se couchait, le croissant de la lune se délinéait tout mince dans le ciel, et son reflet semblait se débattre comme un noyé dans un remous de la rivière. Sous la lueur crépusculaire du soir qui tombait les silhouettes des choses prenaient des apparences bizarres : on eût dit que les troncs des arbres se mouvaient, et que des chuchotements confus passaient dans les branches. Le souvenir du castel, de la demoiselle d’or, du grave châtelain, ne quittait pas ma pensée, et je me demandais si une hallucination me hantait ou si je n’étais point imprégné du souvenir de quelque fantastique conte d’Hoffmann.

Au retour du Limousin j’ai suivi la route ombreuse de Briance, j’ai écouté un instant le chant de