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porte d’Ephraïm et, pareils à des fantômes, pénétrer dans l’église du Saint-Sépulcre, recouverts d’un suaire dans lequel on les ensevelissait après leur mort.

Fréquemment, à ces époques, un père vouait au pèlerinage son enfant au berceau,

La tradition fait remonter la création de l’oratoire de Rocamadour aux temps apostoliques.

Il a été raconté que Zachée, persécuté, abandonna la Palestine avec sa femme Véronique, et se livra à la merci des flots, qui conduisirent la barque sur laquelle il avait pris la mer jusqu’aux rivages de Gascogne.

À la suite d’incidents et d’événements divers, Zachée vint en Quercy et résolut de finir ses jours dans la solitude. Il se réfugia dans des cavernes de rochers qui dominaient une vallée ténébreuse et horrible (vallis tenebrosa horrendaque). Ce lieu, peuplé de bêtes féroces, qu’il éloigna par ses prières, était Rocamadour.

Le pèlerinage acquit un tel renom, dans la suite des âges, que les états de la province, convoqués pour demander au ciel l’extinction des Albigeois, s’y réunirent.

Rocamadour a connu longtemps des jours de splendeur. Des richesses considérables s’y entassaient autrefois, et il fut à tel point exposé au pillage que des forteresses, qu’on voit encore et qui ajoutent à son aspect grandiose, s’élevèrent pour l’abriter des coups de main.

Aujourd’hui les pèlerins font vivre le village. Sans les cohortes pieuses qui se pressent tous les ans dans ses murailles, les habitants, très misérables, l’auraient déserté. En dehors des auberges, la plupart des maisons reçoivent des pèlerins. C’est surtout en mai, mois de Marie, que les fervents y affluent. Du printemps à la fin de l’automne les voyageurs, les pèlerins, les touristes ne cessent de le visiter.

Rocamadour, qui fut une des dix-huit villes basses du Quercy et qui était représenté par son abbé dans les états de la province, montre encore des portes fortifiées, des restes de mur d’enceinte qui témoignent de son importance passée.

Dans la rue de la Couronnerie, une vieille demeure seigneuriale du xvie siècle attire l’attention par la beauté de son style et la sévérité de sa couleur. La porte à arc surbaissé est flanquée de deux ouvertures ogivales, des fenêtres en croix s’ouvrent sur la façade et trois frontons en mansarde terminent cet édifice, propriété de l’évêque de Cahors.

Les Frères de la Doctrine chrétienne l’utilisent comme maison d’école au profit des enfants de la paroisse.

Le village, avec ses ruelles capricieuses, ses maisons pittoresques aux fenêtres garnies de fleurs et dans lesquelles on entre quelquefois en descendant du toit, est plein d’attraits pour un artiste. Toujours en haut, droit au zénith, des roches menaçantes semblent se mettre en fusion sous l’ardente lumière, les murailles du sanctuaire se dressent hautes, sévères, et les nuées de sombres corneilles éternellement tournoient.

1er novembre. — Ce soir, tandis que j’errais par les rues, mes yeux se sont arrêtés sur une patte velue clouée sur un antique portail. Un vieillard qui passait m’a dit que c’était une patte de loup.

Son père en remontant au plus loin dans ses souvenirs, ajoute-t-il, l’avait vue toujours ainsi.

J’ai bravement frappé à la porte, une vieille femme m’a ouvert et a répondu avec empressement à mes questions.

« Au dire de nos anciens, m’a-t-elle conté, cette demeure, beaucoup plus vaste qu’elle ne paraît, fut habitée par le percepteur des dimes avant la Révolution. Plus tard, le grand louvetier en fit son domicile, et, pour indiquer ses fonctions, il cloua cette patte sur la façade. Elle y est restée depuis ; nous autres, pauvres gens de ce village, nous respectons les choses de l’ancien temps. »

À deux reprises, tandis que je causais avec la bonne vieille, j’entendis un triste son de cloches.

Lorsque je la quittai, elles tintaient lentement pour la troisième fois.

Je m’engageai dans une rue et j’arrivai bientôt au pied de l’escalier des pèlerins.

Une foule recueillie s’y trouvait rassemblée. Pour honorer les morts elle allait, suivant une antique coutume, gravir à genoux les deux cent trente-six marches dont il est composé, en récitant les litanies, en psalmodiant des chants pieux.

Tous les regards étaient dirigés vers le sanctuaire d’où le clergé sortait. Je le vis descendre les degrés avec lenteur, puis se prosterner à la première marche.

Alors la pieuse ascension commença.

Le soleil venait de se coucher, un crépuscule clair baignait la terre, et, à travers des brouillards venus du fond de la vallée, le disque de la lune était apparu, énorme et très pâle, comme si quelque astre inconnu avait surgi tout à coup du mystère de l’espace.

Un profond silence régnait, on eût dit le village désert, la terre morte.

L’immense escalier, coupant d’une ligne rigide les hautes roches, allait, comme l’échelle de Jacob, tout droit vers un ciel aux lueurs idéales.

Les pèlerins continuaient leur marche lente ; et bientôt je ne distinguai qu’à peine leurs formes effacées qui se mouvaient confusément, montant, montant toujours à la suite des prêtres dont les blancs surplis ondoyaient.

Le clergé murmurait ses prières ou psalmodiait ses chants sur un mode grave, les voix de la foule qui répondaient à chaque verset étaient frêles et contenues et se traînaient comme des échos attardés.

Inoubliable soir que celui où j’ai vu ces larves humaines ramper sur un flanc de ce mont, sous un ciel d’apocalypse, au pied d’une basilique légendaire !

J’eus l’hallucination d’un rêve, je vis, tant la scène avait de grandeur, l’humanité entière essayant d’échapper aux ténèbres qui l’enveloppent pour s’élever dans un élan de foi vers des clartés nouvelles, vers ce ciel