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volonté, elle se borne à en tirer le meilleur parti ; elle n’a pas à rectifier les circonstances données, mais les volitions futures. Épicure prétendait faire du sage un bienheureux et ramener la félicité du ciel sur la terre : exorbitante prétention ! Quelle est la sagesse qui ferait disparaître les maladies physiques, les douleurs d’affection, et, ce qui est plus grave encore, le pessimisme de nature qui résiste même aux théories qu’il ne peut logiquement attaquer et entretient un funeste divorce entre les sentiments et la raison ? Une vie psychique morbide restera souffrante dans la vertu, plus souffrante peut-être que telle autre dans le vice : tout ce qu’on peut dire, c’est que, si elle était dans le vice, il lui manquerait les plaisirs de la vertu qui sont supérieurs à ceux du vice et qui restent à sa disposition. Veut-on davantage, on dépasse le domaine de la justice. On entend dire sans doute que les êtres moraux méritent le bonheur, non seulement celui qui est immanent à la vertu, mais le bonheur en général, celui vers lequel tout le monde aspire. Kant lui-même a déclaré l’homme vertueux « digne du bonheur », et l’on a ajouté dans le même sens : « celui qui fait le bien ne doit pas penser à son propre bonheur, mais la justice doit y penser pour lui ». Pour notre part, nous ne voyons pas en quoi la justice serait intéressée à cet élargissement du bonheur. La justice, celle qu’on est en droit d’invoquer ici, exige qu’il soit donné à chacun ce qui lui est dû : mais pourquoi le bonheur qui n’est pas immanent au bien serait-il dû à l’être moral ? S’il lui avait été promis pour obtenir son obéissance, ce serait admissible ; mais quelle est la philosophie éclairée qui voudrait soutenir une conception morale aussi enfantine et aussi rabaissante pour le bien lui-même ? La justice, c’est l’expression pratique de ce principe que rien ne doit se faire en vain, que les conséquences doivent suivre rigoureusement les actions, et c’est aller au delà de ces conséquences que de réclamer un bonheur auquel on n’a pas travaillé. Or si la sanction ne se fonde pas sur la justice, sur quoi se fondera-t-elle ? Kant parle bien d’une « synthèse de concepts » qui se produirait a priori dans l’esprit, et qui unirait nécessairement les éléments « tout à fait distincts spécifiquement » du bonheur en général et de la moralité, mais nous en cherchons en vain la preuve. Ce ne serait pas assez que de nous adresser à la croyance populaire, laquelle s’explique fort bien d’une autre manière : il faudrait trouver cette synthèse au fond de notre pensée, comme nous y trouvons le temps et l’espace, résistant à l’analyse la plus minutieuse. À moins qu’on ne pose cette synthèse simplement à cause de son heureuse influence sur l’agent moral. C’est ainsi que l’entend M. Renouvier. Il est bon, pense-t-il, de prévenir par la