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j.-j. gourd. — morale et métaphysique

perspective du bonheur une sorte d’énervement moral, « un affaiblissement du sentiment de l’obligation et de la raison pratique ». Mais on pourrait fort bien contester la valeur pratique du procédé. On pourrait trouver plutôt dangereux de donner pour appui à la vie morale autre chose qu’elle-même. D’autant plus que l’espérance du bonheur est préalablement minée par la théorie qui y convie. En effet, après avoir mis en évidence avec tant de soin le désaccord actuel entre le bonheur et la moralité, on est mal placé pour faire croire que l’univers « subit la souveraineté du bien et que les conséquences de ses lois sont d’accord avec les fins de la morale ». Ou bien la nature de l’univers sera un jour changée, et nous nous lançons dans des hypothèses qui effrayent la pensée ; ou bien elle restera la même, et pourquoi les rapports entre le bonheur et la moralité ne resteraient-ils pas aussi les mêmes ? Tel est le raisonnement que l’on peut craindre, et qui s’est sans doute produit confusément dans bien des esprits. Non, n’unissons pas ce qui est en réalité distinct. À côté du bonheur ou du malheur moral, réservons une place pour un bonheur ou un malheur en quelque sorte « amoral » : c’est peut-être plus prudent pour la moralité elle-même. En tout cas, la valeur de la synthèse proposée ne saurait être érigée en loi universelle. Elle agrée ou n’agrée pas, selon les individus, leur degré de développement intellectuel, leurs réflexions passées, leurs dispositions particulières ; elle n’est pas réclamée par le concept même de coordination pratique, et par conséquent elle ne saurait être posée par la science morale comme un principe fondamental.

Nous en restons donc à la sanction qui ne dépasse pas le plaisir immanent à la vertu, ce qui revient à dire que nous n’ajoutons rien aux notions déjà établies. Mais, par cela même, nous ne trouvons point de nouvelle raison de nous avancer sur le domaine métaphysique. Et comme maintenant il n’y a décidément pas autre chose à prendre en considération pour les principes fondamentaux du bien moral, nous croyons pouvoir affirmer que de ce côté-là notre thèse est victorieuse.

V

De ce côté-là, disons-nous : la coordination morale ne serait-elle donc pas tout dans la coordination pratique ? Le bien moral n’épuiserait-il donc pas tout le bien ? Non certes. En dehors de la règle et de l’obligation, il reste quelque chose d’important à établir. Les métaphysiciens ne nous le réclameraient peut-être pas, car ils sont rares ceux qui en parlent, mais c’est à tort. En effet, avec aucun