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système pratique, sauf peut-être celui qui rapporte tout à un commandement révélé et variable en son objet, on ne saurait se dispenser de distinguer entre le bien moral et le bien libre. En vain Kant nous déclare-t-il que c’est du fanatisme que de vouloir se mettre au-dessus de la loi morale, tant qu’il ne nous montre pas comment tout ce que l’humanité approuve et révère découle rationnellement de cette loi. Or, parmi les actions que nous approuvons universellement, il en est un certain nombre, croyons-nous, qu’on aurait eu bien de la peine originairement à légitimer au nom d’une coordination morale quelconque. Actuellement, il est vrai, il y a des précédents en leur faveur, et les précédents font jusqu’à un certain point loi et obligation ; mais elles sont entrées dans les cadres moraux sans raison suffisante, contre la logique des systèmes, et c’est au bien libre qu’il aurait fallu les rapporter. Quant à nous, nous n’hésitons pas à faire une place à cet élément nouveau : non seulement nous le pouvons, mais encore nous le devons.

Notre coordination morale a été en quelque sorte une œuvre de ruse. Étant donné notre point de départ, le plaisir, des difficultés insurmontables s’opposaient tout d’abord à notre tentative de régulariser et de fixer les volitions. Comment établir une règle dans le plaisir, c’est-à-dire évaluer ses degrés de valeur, et les évaluer avec la précision et l’objectivité que réclame la science, s’il est vrai que le plaisir échappe dans chaque fait à la mesure quantitative aussi bien qu’à la comparaison qualitative ? Comment s’assurer de l’acquiescement futur du plaisir à une règle préalablement acceptée, s’il est vrai que le plaisir est essentiellement variable, imprévisible ? Il n’y avait donc qu’à essayer d’un détour, qu’à prendre de biais les difficultés. C’est ce que nous avons fait. Au lieu d’évaluer les degrés du plaisir dans chaque fait, nous avons décidé d’évaluer le nombre des faits apportant du plaisir, bref nous avons substitué la quantité des éléments de plaisir à l’intensité de chacun d’eux. De même, au lieu de compter pour l’avenir sur la valeur de notre coordination, nous avons eu recours au commandement, à l’obligation, qui consiste à faire prédominer la détermination causale sur la liberté, et à faire sacrifier le plaisir du moment à l’ensemble du plaisir. C’était procéder rationnellement, sans doute, mais c’était négliger un élément important de la vie pratique. La science théorique fait quelque chose d’analogue, attendu qu’elle substitue au véritable différent un différent formé avec des ressemblants combinés ; elle ne parvient à faire entrer les objets dans ses cadres que par une sorte d’équivalent de leur individualité. Mais la science théorique constate aussi qu’elle ne fait pas face à la réalité phénoménale tout entière, que le