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j.-j. gourd. — morale et métaphysique

différent véritable lui échappe, qu’il y a un inconnaissable dans les choses. La philosophie pratique ne doit-elle pas constater, de son côté, qu’elle ne fait pas face à la fonction pratique tout entière, que l’intensité et la liberté du plaisir en définitive lui échappent, qu’il y a un immoralisable dans les volitions ?

Cet élément peut cependant entrer encore dans les cadres de la coordination pratique, sinon dans ceux de la coordination morale, et y entrer du côté du bien. Il y représentera la véritable autonomie de la volonté, qu’il serait contradictoire de chercher dans la loi morale. Il ne sera pas soumis à la règle, il ne sera pas question pour lui d’évaluation précise, scientifique, il ne donnera pas lieu non plus à une obligation universelle : n’importe, il pourra malgré cela se distinguer du mal moral. Il suffira qu’il se présente avec une intensité exceptionnelle. Combinez la notion de plaisir avec celle d’une subordination régulière et constante, et vous avez le bien organisé, le bien pour l’habitude de la vie, le bien moral : combinez-la avec celle d’activité intense en dehors de toute règle et de toute obligation, et vous avez le bien libre. Il y a donc une grande différence entre cette manifestation du plaisir et celle que nous appelons mauvaise. De part et d’autre, la règle et l’obligation sont mises en échec, mais voici : d’une part, il y a faiblesse, laisser-aller, crainte de la lutte ; et d’autre part, il y a force, courage, acceptation généreuse de la lutte, intensité exceptionnelle de vie. Et dans le dernier cas le respect s’impose, l’admiration éclate. Quelque chose de grand et d’insondable à la fois vient d’apparaître, réalisant dans sa plénitude l’essence de la liberté, et nous en sommes saisis. Cela ne se commande pas, cela ne se mesure pas, mais cela s’approuve et s’imite. Ainsi se présentent les purs héroïsmes, les sacrifices irrévocables, inspiration du plaisir, mais d’un plaisir rare qui sort des cadres et ne se fixe pas à l’avance.

Encore une fois, la question de ce bien libre, absolu, ne serait probablement pas soulevée dans notre discussion par les métaphysiciens. Nous tenons cependant à en parler, non seulement pour compléter l’esquisse de la coordination pratique que nous estimons possible dans les limites strictes du phénomène, mais aussi pour prévenir certaines craintes sur les résultats de cette coordination. Non, nous ne risquons pas de légitimer une vie pratique terne et froide. Certes, la hiérarchie morale elle-même que nous nous proposons d’établir ne la comporte pas. Elle offre une riche gamme d’actions, elle maintient sur les hauteurs, elle propose un idéal digne de solliciter l’ardeur des plus nobles esprits. Cependant, comme toutes les coordinations, à force de tout courber sous la règle, elle