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n’exige pas la similitude d’éducation et, par suite, ne doit pas être rendue responsable des désastres causés par celle-ci. C’est juste ; et il est même certain que l’égalité, la solidarité surtout, supposent la dissemblance. Il aurait pu ajouter que la similitude des membres d’une nation est plus apparente que réelle. Les déshérités se payent d’une vaine illusion, fondée sur la ressemblance approximative des costumes et des dehors de la vie, en se persuadant qu’ils sont semblables à l’élite sociale. Il y a là un mensonge des surfaces, un leurre, une grossière contrefaçon sur une vaste échelle, qui paraît être une des fictions les plus chères et les plus nécessaires au temps présent. Disons à ce propos qu’un fait mis en lumière avec beaucoup de sagacité par l’ouvrage qui nous occupe, c’est l’extrême dissemblance des communes souvent les plus rapprochées. La natalité, spécialement, est très restreinte dans tel village breton, exubérante dans le village voisin. « Ces différences démographiques, nous fait-on observer, sont incontestablement l’indice et la conséquence de divergences profondes dans la manière d’apprécier la vie, de concevoir le rôle de l’individu dans l’espèce, les exigences qu’il peut se permettre en fait de bonheur, de plaisirs et d’amusements, de culture intellectuelle ou esthétique. » Cela signifie, à notre avis, que la civilisation, j’entends par ce mot l’ensemble des foyers d’où émane la contagion imitative des nouveaux besoins d’art, de science, de confort, de luxe, rayonne à la façon de la chaleur, c’est-à-dire assez lentement, quoique avec une continuité ininterrompue. En été, de même, à deux pas d’un lieu brûlant, dans un pays pittoresque, on peut trouver une gorge très fraîche, et le moindre pli du sol creuse entre deux localités contiguës les plus grands écarts de température[1].

Mais il n’en est pas moins vrai que l’assimilation des provinces et des classes dans nos Etats centralisés où le même cliché central se reproduit partout, s’est opéré dans notre siècle plus vite ou moins lentement qu’à nulle autre époque, grâce à la proclamation de l’égalité des droits, et qu’à son tour celle-ci s’est répandue avec l’aide de celle-là. Or, ce que M. Dumont voit très bien, c’est que l’égalité en droit et l’inégalité en fait (p. 257) ont grandi parallèlement de nos jours ; mais ce qu’il ne voit pas, c’est que l’égalité en droit, en grandissant, a fait grandir l’inégalité en fait, par une conséquence logiquement nécessaire, non en vertu de circonstances accidentelles. En effet, l’égalité des droits ne serait pas toujours plus chère, elle serait la chose la plus indifférente du monde au cœur ambitieux de l’homme contemporain, si elle était

  1. Cette considération, applicable a fortiori au passé, doit nous engager à n’accepter qu’avec réserve les évaluations archéologiques de la population française à diverses époques du moyen âge, basées sur le chiffre des feux de telle ou telle petite province. Cependant on est arrivé à certaines approximations ; et, si l’on parcourt les premières pages de l’instructive brochure du marquis de Nadaillac sur le Péril national (de Soye, 1890), où les recherches sur ce difficile problème historique sont résumées et commentées, on y pourra voir que la civilisation et la population françaises, loin d’avoir été en raison inverse l’une de l’autre, ont baissé ou grandi simultanément,