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tique ensuite, qui nous a imposé notre esthétique uniforme et compliquée. Et la centralisation est le fruit fatal de l’évolution politique sous toutes ses formes, du libre jeu de l’imitation et de la logique sociale.

Quant à notre éducation d’origine hellénique et catholique, est-il vrai que, sans elle, le citoyen de nos démocraties ne professerait pas ou professerait moins l’idéalisme individuel, autrement dit l’égoïsme ? Sommes-nous égoïstes, absorbés dans la préoccupation de notre but personnel, de notre développement particulier, parce que l’antiquité gréco-romaine n’a fait luire à nos ancêtres que leur gloire propre, et parce que le moyen âge catholique nous a donné pour visée habituelle le salut, le salut de nous-même, abstraction faite du salut de nos concitoyens et de nos proches ? La justesse de cette explication jie me frappe point. Oublierons-nous que la cité antique a été une école de patriotique, solidarité, et que le christianisme, dont le catholicisme après tout est la plus forte organisation, a pour âme essentielle l’extension à tout le genre humain du sentiment de la fraternité ? « Si le protestantisme, nous assure-t-on, est socialement moins nuisible que le catholicisme, c’est qu’il participe davantage de l’hébraïsme (qui développe l’idéalisme familial) et moins de l’hellénisme. » Je ne m’aperçois pas cependant que, chez les peuples protestants, nos adversaires ou nos rivaux, chez ceux du moins qui sont nos égaux en civilisation, l’égoïsme soit moins développé que chez nous. La natalité des nations protestantes (à égalité de civilisation) n’est pas même plus forte que celle des nations catholiques ; la plus forte natalité européenne est celle de la Russie, peu civilisée il est vrai, mais où règne le catholicisme grec, qui ne diffère en rien d’essentiel, à notre point de vue, du catholicisme romain. Toutes les grandes religions, le bouddhisme, l’islamisme, comme le catholicisme, ont orienté l’âme vers la même étoile polaire, le salut individuel ; et toutes ont obtenu par cette orientation d’admirables solidarités. L’individualisme, du reste, n’est point particulier à l’hellénisme et au christianisme ; il est propre à toute doctrine de progrès, notamment à la doctrine révolutionnaire, qui doit affranchir l’individu des liens primitifs de la famille pour l’engager dans les nœuds d’une famille nouvelle. C’est une criante injustice de rejeter sur la religion de nos pères la faute de notre infécondité, quand il est manifeste, au contraire, et reconnu par de très libres penseurs tels que Guyau que l’esprit chrétien retient seul sur la pente de son déclin, en Bretagne et dans tous nos départements dits arriérés, la population française.

Il est bon de relire de temps en temps l’Irréligion de l’avenir. Dans le chapitre intitulé la Religion et la Fécondité des races, où la question qui nous occupe est si profondément étudiée, le regretté philosophe avoue la salutaire influence des divers cultes, surtout du nôtre, et se demande avec inquiétude comment elle pourra être remplacée. C’est cette recherche inquiète que j’aurais voulu voir aborder par M. Dumont,