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en restant aussi divisée. Rome subit la même régression, elle chasse ses rois, mais elle continue à s’étendre. Inversement après des siècles de république prospère, elle revient à la forme monarchique dans ce qu’elle a de plus absolu sans que toutefois le principe héréditaire parvienne à s’y affermir. De plus le rôle ordinaire de la guerre s’y trouve démenti. Rome reste en république pendant le temps de ses plus grandes guerres et de ses plus colossales conquêtes ; elle retombe sous la tyrannie au moment même où l’empire du monde semble lui être assuré, et où elle n’a plus qu’à le conserver. En somme il y a dans l’évolution politique comme des oscillations dont nous aurions aimé à nous rendre mieux compte. Elles nous semblent résulter essentiellement de l’opposition des deux nécessités fondamentales de la vie sociale : la liberté et l’ordre, l’autonomie individuelle et l’unité sociale. C’est l’éternelle bascule de l’individu et de l’État, qui cherche son équilibre. Le facteur capital de cet équilibre est la moralité individuelle qui socialise l’individu. Ses progrès permettent d’accroître l’ordre sans augmenter la contrainte, et rendent celle-ci à la fois moins nécessaire et moins tolérable. Son insuffisance ou sa déchéance nécessitent au contraire le maintien ou appellent le retour d’une autorité plus forte. Nous ne prétendons rien dire ici de bien nouveau, mais il est regrettable que M. L. n’ait pas essayé d’éclairer les anomalies apparentes de l’évolution politique à l’aide de quelque loi générale de ce genre. Nous aurions désiré un essai de synthèse. On nous objectera qu’il faut laisser la parole aux faits ; mais ce que nous demandons, c’est précisément qu’on la leur donne et qu’ils ne restent pas à l’état de figurants muets. M. L. nous paraît, à l’égard de certaines généralisations sociologiques, témoigner une défiance qui contraste pourtant avec l’ampleur de la tâche qu’il a assumée, comme avec la confiance, légitime sans doute, mais exempte de toute timidité, qu’il accorde aux principes de sa méthode. Pourquoi, par exemple, jeter en passant un doute sur la justesse de la théorie de Spencer au sujet de l’opposition de l’individualisme et du militarisme ? M. L. lui oppose la recrudescence du militarisme au milieu de notre civilisation essentiellement industrielle. Mais c’est là un fait brut qui ne ruine en rien cette théorie ; à moins qu’on ne prétende nier que les charges écrasantes sous lesquelles succombe l’Europe aient pour principale cause la récente recrudescence du militarisme, et soient celle de la crise économique actuelle ; que les millions d’hommes et les milliards de francs que coûtent les préparatifs militaires soient enlevés au progrès économique, et qu’il y ait de quoi transfigurer la face du globe avec l’argent, la peine et le génie que l’humanité dite civilisée consacre à son propre suicide.

Les conclusions de M. L. sur l’avenir de l’organisation politique (nous les avons déjà exposées) auraient peut-être gagné en précision et en autorité, si elles se fussent rattachées à quelqu’une de ces vues sociologiques générales qu’il semble éviter. Nous aurions peut-être