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professait d’ailleurs, ainsi que Lessing, ce principe du xviiie siècle, que l’humanité est au-dessus de la patrie, et que consacrer à celle-ci toutes ses affections, toutes ses pensées, c’était se rétrécir l’âme et l’amoindrir. Qu’importe, cependant, que Goethe soit demeuré impassible lors des désastres de 1806, et qu’en 1813 il ait regardé d’un œil incrédule et dédaigneux le mouvement patriotique de l’Allemagne insurgée contre Napoléon ! « Agitez vos chaînes, disait-il, tant qu’il vous plaira ; c’est un homme trop grand pour vous ! » En dotant son pays des chefs-d’œuvre qui lui manquaient jusqu’alors, il apportait à tous les peuples de langue allemande comme une nourriture commune qui leur donnait, avec un fond commun d’idées et d’aspirations, une force morale qu’ils sentiront en eux aux jours d’épreuve et un sentiment de solidarité qui rendra possible la résistance. Qu’importe aussi que Schiller ait été cosmopolite également ! D’abord il mourut en 1805, et qui sait si, un an plus tard, son cosmopolitisme eût tenu contre le coup terrible que lui eût porté Iéna ? Puis dans son théâtre se trouvait le drame patriotique et national : on le vit bien en 1813, lorsqu’on joua, devant les officiers qui partaient pour l’armée, le Camp de Wallenstein.

Cette littérature, déjà si riche, n’eût pas suffi peut-être pour reconstituer l’unité morale du pays, sans une philosophie appropriée. Or celle-ci, par un singulier bonheur, ne manqua pas non plus à l’Allemagne. Herder, Kant, Fichte et Schleiermacher n’eurent pas moins d’action sur le développement de l’âme allemande que Klopstock et Lessing, Goethe et Schiller : c’est le cœur qu’ils formèrent, comme les autres avaient formé l’esprit ; ils trempèrent la volonté, comme ceux-ci avaient étendu et fortifié l’intelligence. — M. L.-B. étudie, avec une complaisance qui lui a porté bonheur, Herder, philosophe aux vues larges, qui ne s’arrêtent pas non plus aux frontières, mais qui embrassent toute l’humanité, et celui de tous en même temps qui se trouve avoir le plus travaillé pour l’Allemagne en particulier. Comment expliquer cette apparente contradiction ? C’est que à la conception purement philosophique de l’humanité Herder substitue une conception historique : la première, à force d’abstraction, arrivait à une froide et sèche uniformité entre tous les peuples et entre tous les hommes ; la seconde n’exclut pas, au contraire, les différences, la variété, la vie, grâce à l’étude des nations dont l’humanité se compose réellement. L’humanité n’est plus une entité vague ; c’est la famille humaine, avec tous ses membres, dont chacun a sa langue et partant aussi sa littérature, et ferait bien de la cultiver, au lieu d’imiter celle du voisin ; une imitation est le plus souvent artificielle et fausse, sans couleur et sans vie ; seul ce qui vient de la nature propre à chacun est vivant et, toujours jusqu’à un certain point, beau et bon. Mais la langue et la littérature d’un peuple expriment l’âme de ce peuple ; car chaque peuple, comme chaque individu, a son caractère et son génie. Herder se demande quel est celui du peuple allemand. Il pense le découvrir dans un fond de moralité, comme n’en possède au même