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ANALYSES. — l. lévy-bruhl. L’Allemagne depuis Leibniz.

degré aucun autre peuple. L’Allemand a horreur de tout subterfuge et de tout mensonge. Il se montre tel qu’il est : vicieux, ce qui lui arrive rarement, avec grossièreté et avec cynisme, sans farder le vice et le dissimuler sous des dehors aimables, et sans tourner non plus la vertu en ridicule ; il n’aime pas plus le persiflage que l’hypocrisie ; vertueux, avec ingénuité et candeur. Il ne se cache pas plus de ses mérites que de ses défauts, il les étalerait plutôt. Mais c’est vers l’honnêteté qu’il penche naturellement. Si tel est son caractère on devine la tâche, ou plutôt la mission que Herder lui donne à remplir dans le monde. Le peuple allemand est le plus digne représentant de l’humanité ; il lui appartient donc d’en conserver pur le type en lui-même, et de le faire régner partout chez les autres peuples. Il a le devoir de vivre et de lutter pour cela. Ce serait, en effet, un dommage irréparable, si un tel peuple disparaissait ou demeurait impuissant : l’œuvre de la civilisation perdrait son meilleur ouvrier et son apôtre. Or rien ne donne à un peuple force et confiance comme cette pensée qu’il est le dépositaire d’un idéal dont la réalisation est remise à ses soins et à ses efforts. Et chacun a le droit de choisir son idéal, il a même le droit, comme le fait bien un peu Herder, ce semble, de prendre celui d’un peuple voisin, pourvu qu’il s’y montre fidèle. Il en est des peuples comme des individus : se préoccuper du bonheur d’autrui, sans retour égoïste sur soi, est pour ceux-ci le meilleur moyen d’assurer leur propre bonheur, et de développer tout ce qu’ils portent en eux de puissance latente ; de même travailler pour la cause de l’humanité est pour un peuple la meilleure façon de se fortifier et de s’agrandir moralement. D’autre part, ce fut un avantage pour la pensée allemande de se développer d’abord, sans rencontrer l’idée particulière de patrie, sans connaître les bornes et les limites d’une nation, mais en allant droit à l’universel ; elle n’en aura que plus de vigueur ensuite, pour se ramasser sur soi et se concentrer en soi.

Kant n’eut pas, comme Herder, le sentiment des choses réelles et historiques ; mais sa doctrine, si originale et si forte, qui ne considérait que l’âme et ses principes, n’en eut pas moins d’autorité. Il déplace d’abord l’axe de la pensée et de l’activité humaine, pour le mettre dans l’homme, et non plus hors de lui dans les choses ; au dedans même de l’homme, il transporte cet axe de l’intelligence à la volonté. L’intelligence s’était appliquée à tout, pour tout critiquer : si on retournait contre elle ses propres armes, si on la critiquait à son tour ? Elle prétendait apporter partout la lumière ; et Kant s’aperçoit qu’au delà de certaines limites la clarté intellectuelle cesse subitement, et que dans l’ombre qui nous environne se cachent à jamais l’origine et la fin des choses. Mais, ce que l’intelligence semble perdre ainsi, la volonté le regagne au centuple. Kant exalte d’autant plus la bonne volonté, qu’il a forcé l’intelligence à rabattre de ses prétentions. Ce qui fait pour lui la dignité de l’homme, n’est pas tant le savoir, ni le pouvoir sur la nature, que le vouloir, et surtout le bon vouloir. L’homme trop intelli-