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gent dans les affaires de la vie, ramène volontiers tout à son intérêt propre, il raisonne avec le devoir, lui demande ses titres, et finalement transige et compose avec lui. Ce n’est pas de ces compromissions qu’un peuple vit moralement, pas plus qu’un individu. Ces doctrines corrompent le cœur, comme celles qui se fient trop à la bonté de l’âme humaine, à sa pente naturelle vers le bien, énervent la volonté. Avec cela, on se fait battre à Iéna, et au lendemain de la défaite, lorsque l’ennemi entre dans la capitale, il est accueilli avec moins de tristesse que de curiosité. Seulement la Prusse avait dans la philosophie de Kant une doctrine capable de retremper les âmes.

C’est ce que comprit Fichte. Cosmopolite encore en 1804-1805, les désastres de 1806 firent subitement de lui un patriote ; il mit désormais tout son zèle à accomplir l’œuvre d’unité morale qu’avaient inconsciemment préparée ses devanciers. En 1808 furent prononcés à Berlin et répandus aussitôt par toute l’Allemagne ses fameux Discours à la nation allemande, comme si une telle nation existait enfin. C’est par l’égoïsme qu’elle s’est perdue, égoïsme des sujets, égoïsme des princes. Il faut donc qu’elle se régénère. Et Fichte compte pour cela sur l’éducation. Que la jeunesse apprenne pour apprendre : le désintéressement intellectuel est la meilleure école du désintéressement moral. On s’habitue ainsi à l’idée du dévouement et du sacrifice. Et, reprenant avec les doctrines de Kant celles de Herder, Fichte se représente le peuple allemand comme c le peuple par excellence ». Schleiermacher, qui prêchait à deux pas de lui, appelait de même l’Allemagne, dans ses sermons patriotiques, « le cœur de l’Europe ». Selon Fichte aussi, c’est au peuple allemand qu’il appartient de poser les grands problèmes, ou, quand il a été devancé par d’autres en cela, à lui du moins de les résoudre : problème religieux au xvie siècle, problèmes littéraires ensuite ; ne prétend-il pas encore, ajouterons-nous, résoudre à l’heure qu’il est le problème social ? Et en octobre 1810 avait été fondée l’Université de Berlin, suivant ces paroles du roi de Prusse au lendemain de la défaite : « Il faut que l’État retrouve en force morale et intellectuelle ce qu’il a perdu en force matérielle ».

Nous n’avons pas à raconter ici les réformes de Stein, devenu ministre de Frédéric-Guillaume III : comment il rêvait une Allemagne unie enfin, et forte et toute-puissante par son unité ; comment il songeait à profiter de ce qu’il appelait la trahison des princes allemands du Sud inféodés à Napoléon, pour les déclarer déchus, les rejeter hors de la communauté allemande, et détruire ainsi d’un seul coup les plus fermes appuis du particularisme ; comment Metternich, au contraire, aima mieux les gagner à sa cause, en leur confirmant tous les avantages qu’ils devaient à la France, et s’en fit par là des alliés utiles pour le moment, mais maintenait pour l’avenir les plus sérieux obstacles à l’unité germanique ; comment enfin après Waterloo, victoire surtout prussienne, la Prusse et l’Allemagne n’obtinrent pas tous les bénéfices qu’elles en attendaient, mais furent en grande partie frustrées dans