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partie de son livre. Mais le chapitre le plus important de cette troisième partie est celui de Hegel, encore un philosophe qui crut peut-être s’adresser à tout l’univers, mais qui néanmoins parlait bien comme un Allemand, c’est trop dire, comme un Prussien, et pour la Prusse au jour où elle s’emparerait de l’Allemagne. Jusque-là nous avons vu des penseurs occupés à former une nation allemande : en voici un qui fait la théorie de l’État prussien, qui deviendra l’État allemand. On lui a reproché, de son vivant même, d’être l’apologiste de la Contre-Révolution. En tout cas ses doctrines sont bien différentes de celles du siècle précédent. Le xviii*’siècle rêvait volontiers la paix universelle : Hegel fait toute une théorie de la guerre entre les États. Le xviiie siècle proclamait la liberté, l’égalité des citoyens : Hegel se raille de pareilles chimères, et affirme l’inégalité naturelle des hommes, et la tutelle nécessaire, mieux encore la mission divine de l’État, seul juge de son propre intérêt, qui d’ailleurs est l’intérêt public. Ainsi Hegel prend la défense, au nom de la philosophie, sinon de la raison, du passé ou plutôt du présent qu’il avait sous les yeux à Berlin même, et justifie d’avance ce qui sera pour toute l’Allemagne l’avenir. Il propose la théorie de ce qui existe, il réduit en système les faits accomplis. Les formules dont il se sert, le rationnel-réel, le terrestre-divin, sont assez significatives : elles prétendent assurer l’identification, l’harmonie des deux termes, mais, en réalité, elles subordonnent, elles sacrifient l’un à l’autre, et, on peut s’y attendre, le meilleur au pire, le rationnel ou le divin au terrestre et au réel. En histoire, selon Hegel, le fait est toujours le signe du droit ; par le signe entendez l’attestation et la preuve, au sens mystique du mot. Ce n’était pas la doctrine des philosophes du xviiie siècle qui enseignaient d’abord les droits de l’homme, et auraient voulu réformer et régler tôt ou tard là-dessus la réalité même. Ce n’est pas non plus pourtant l’adoration du fait tout seul, dans son aveugle brutalité. Non, mais tout fait est la réalisation d’une idée, tout fait, comme l’interprète heureusement M. L.-B., exprime un droit. Certes, dirons-nous, tout a sa raison en ce monde, ce qui ne veut pas dire que tout soit raisonnable ; toute chose existe sans doute parce qu’elle se trouve déterminée à l’existence par ses antécédents plus ou moins intelligibles. Mais, conforme par là peut-être aux lois de notre raison, l’est-elle de même aux exigences non moins impérieuses de cette partie supérieure de notre raison qui est notre conscience, raison pratique pour laquelle Kant revendiquait hautement la primauté sur la raison pure ? La théorie de Hegel n’est que trop vraie historiquement : le fait, subi d’abord par force, est à la longue consenti, accepté, et finit par s’affirmer comme un droit. Mais, s’il peut devenir, par l’adjonction d’éléments d’un autre ordre, un droit, il n’en est pas un tout d’abord en lui-même, et n’en traduit et n’en manifeste aucun nécessairement. Dites qu’il exprime toujours plus que lui-même, à savoir une force qui a su le produire, force intelligente autant que matérielle le plus souvent, et qui n’est pas toujours morale pour cela.